Coin du feu de la passion ? Je ne veux pas perdre la chaleur de cette flamme ; ne veux non plus m’y consumer.
Le « coin » permet cette duplicité. On tend les mains un peu, les reflets dansent sur la peau, la lèchent doucement ; on accueille, du coin de l’œil, de l’oreille, une intensité…La mélancolie restera la proie des cendres.
A lire les textes d’Hécate, tissés dans la toile du Fildarchal, la passion m’est apparue, en particulier en ce qui concerne les préraphaélites, comme un drôle de pouvoir,
le pouvoir de ne pas pouvoir : pour ainsi dire, c’est Ophélie contre Victoria et les dormeurs du val contre toutes les « grosses Bertha ».
Certes, je sentais en moi une familiarité avec les Ophélie et autres Virginia Woolf. Pour autant, fallait-il que, entraînées à une extrémité ultime de la création, leurs lignes de fuite deviennent lignes de mort ?
Pouvaient-elles, à partir du moment où elles s’exterminaient (sexe terminaient), continuer à représenter cette fulgurante protestation qui, d’autre part nous éclairait ? Pourquoi les éclairs de révolte et de génie les précipitaient-ils dans l’abîme ? Quelle force, tout à coup, sur les bords des abysses, s’abîmait dans la souffrance ?
M’interrogeant sur les effets subversifs de l’art, c'est-à-dire son potentiel de contre pouvoir, je me mis à considérer d’autres formes de résistance aux oppressions
Ceux de l’opposition aux assujettissements et aux abus ?
Institutionnalisés, ils s’affublaient vite du masque même qu’ils avaient prétendu détruire.
Les révolutions ? Elles n’évitaient pas, loin de là, les passions mortelles, s’effaçaient ensuite dans leurs effectuations même, forcément éphémères puisqu’elles instituaient un ordre nouveau, pas plus exempt de rigidité et d’impassibilité que l’ancien.
Les révoltes sporadiques finissaient par s’éteindre dans le consentement honteux aux répressions et à la résignation, sorte de pieuvre sociale
qui paraît consentir à une inéluctabilité de la violence souveraine exercée par l’homme, sur l’homme.
La philosophie, la science se prenaient au sérieux, n’enfantaient, au-delà de leurs progrès, aucun mieux pour l'humanité dans le sens d’une mise en commun, et se débauchaient, à quelques exceptions près, dans des luttes de pouvoir à l'intérieur des spécificités mais aussi entre elles.
L’évolution m’apparaissait comme un processus aléatoire, cahoteux, voire chaotique où le sublime et l’obscène alternaient, s’imbriquaient, s’enchevêtraient, et où, immanquablement, les grandes idéalisations, les grandes morales, comme la clôture dans des savoirs compartimentés, conduisaient au nom du Bien à une implacabilité mortifère.
Non ! Décidément, l’issue ne pouvait se présenter à mes yeux sous une autre forme que la pensée et/ou l’art, lorsqu’ils se mêlaient pour inventer des modalités et des formes nouvelles.
Mais pourquoi la passion de penser, la passion de créer auraient-elles dû mener immanquablement au désespoir ?
Là où Paul Celan avait péri, René Char avait vécu. Là où Van Gogh s’était décomposé, Picabia avait composé, mêlant musique et peinture.
Qu’y avait-il donc en les uns, qui invitait la passion créatrice à une composition vitale alors que les autres étaient happés par le tragique et la chute ? Serait-ce lié à une impossibilité de s’extraire du chaos, de la « catastrophe » préludant à la création mais dont parfois rien ne sort ?
Les flammes s’élançaient, retombaient, bondissaient à nouveau rejoignant mes songes ; je me demandai s’il avait existé des chorégraphes ou des danseurs maudits et n’en trouvai pas d’exemple.
Est- ce que la danse opposait à
une passion passible de mort, une
passion active en ce qu’elle traverse le corps, l’anime jusque dans les suspens du mouvement ? Est-ce que la vie serait sauve tant qu’elle pourrait se danser ?
Ma rêverie se mit alors à suivre le Voyage imaginaire de Marco Polo, tel que Pietragalla et Julien Derouault nous invitent à l’accompagner.
J’y avais vu une œuvre d’art à couper le souffle et en même temps une réussite politique et humaine.
Dix sept danseurs dont dix de hip hop se mêlent à des virtuoses de la copoeira et des arts martiaux. Ils ont été recrutés au cœur de l’inter culturalité dans un souci du mélange et du métissage.
Melting-pot des musiques aussi, faisant résonner des airs lyriques de l’opéra italien avec du hip hop, des mélodies chinoises, des motifs empruntés au dernier album de Christophe ou aux Chemical Brothers.
Les personnages tiennent de l’humain, de l’animal, du cyborg.
On traverse des mondes et des éléments différents, des espaces et des temps. On se multiplie.
Ce que peut le corps entre rêve et réalité prend ici un relief particulier.
Ces images de
composition dans un monde qui nous donne actuellement le sentiment de se
décomposer m’ont invitée à croire que la passion sauvée par le mouvement et devenue
active pouvait faire contrepoids à l’attrait des naufrages.
Danser la vie dans une recherche des mélanges, une ouverture aux transitions hors des égotismes et des identifications pétrifiantes serait-ce la voie vers une humanité plus vivable ? Des formes apparemment disparates pourraient se rencontrer dans une relative cohérence.
Pour l’heure, ce mouvement auquel invite le « Voyage imaginaire de Marco Polo » reste une utopie et nous n’en finissons pas de nous échouer dans nos noyades.
Pour autant, pourquoi ne pas rêver d’un contrepouvoir en mouvement dans ses possibles évolutions traversées de suspens ?
I have a dream …I dreamed a dream. Ici, les mêmes mots font se rejoindre l’image de deux hommes politiques d’une part, et d’une chanteuse sentimentale révélée par une émission de karaoké de l’autre : un rapprochement entre les questions d’Etat, le musical et l'individuel s’en produit. Tant pis si ça ne paraît pas assez sérieux, assez réaliste, assez tragique. Faudrait-il, au nom des difficultés et monstruosités existentielles, prenant par là-même le risque de les renforcer, renoncer à toute réjouissance?
N.C.