Le titre de ce recueil de textes, « L’Appel des appels » est aussi le nom d’un collectif national né d’un ample mouvement de protestation de signataires de pétitions. Il exprime la profonde colère sociale, et la souffrance engendrées par un exercice du pouvoir qui instrumentalise les hommes, détruit la subjectivité, transforme, par l’intermédiaire de l’évaluation, chacun de nous en chiffre sur l’échiquier de la production.
Le coup d’envoi de la révolte a été donné par l’appel : « pas de zéro de conduite pour les enfants de moins de trois ans » en 2006.
C’était une réponse à l’expertise de l’INSERM sur les troubles comportementaux de l’enfant, qu’il s’agissait de détecter très précocement dans le cadre d’un plan de prévention.
L’on ne pouvait que se scandaliser de cette arbitraire évaluation concernant des bébés.
Pourquoi ne pas repérer déjà in utero le futur délinquant ?
Plusieurs pétitions suivirent : Sauvons la recherche, sauvons l’université, sauvons les RASED, sauvons la clinique, sauvons l’hôpital.
Le manifeste « L’Appel des appels », rédigé en décembre 2008, fut proposé à signatures par mails. La mobilisation fut massive : 76000 signatures en mai 2009.
Au terme de deux journées nationales, des comités locaux se créent : on y entend de nombreuses voix, en provenance de l’université, de l’enseignement en zone défavorisée, du droit, des médecins et personnels hospitaliers, des immigrés et des médecins libéraux exerçant dans leurs quartiers : une « révolte des hussards » ainsi que l’ énonçait « Le Nouvel Economiste » en mai 2009.
Pour rassembler l’essentiel de ces débats afin de recueillir ces mots, qui, selon René Char « savent de nous ce que nous ignorons d’eux », des articles furent écrits et constituèrent le corpus d’un ouvrage collectif édité en novembre 2009 dans la collection Mille et une Nuits : « L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences. »
J’en propose quelques extraits qui appellent à la réflexion. Je préciserai simplement le nom de l’auteur.
Roland Gori :
Dans cette médicalisation extrême des souffrances psychiques et sociales se révèle l’effondrement d’une société qui n’est même plus à même de voir dans les « maladies mentales » de ses membres la substance éthique de ses propres valeurs et de ses idéaux.
Si la culture doit être consommée dans l’instant et évaluée à sa valeur marchande, elle est ravalée au mieux au rang d’arbitre des élégances et des classes sociales, au pire à un tittytainment qui démobilise les esprits etabolit la pensée critique. Tittytainment est un mot-valise qui condense entertainment qui signifie « divertissement » et tits, les « seins » en argot américain. Mot Forgé par l’ancien conseiller de Jimmy Carter, Zbigniew Brezinski, le tittytainment consiste en un « cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète. »
Stefan Chedri :
L’évaluation, c’est pour éviter l’imprévu. Comme l’avait fait Jack Lang avec son plan de dyslexie à l’école dès trois ans !-Dépister et prévenir. C’est un contrôle de l’humain assez curieux qui oblige à chosifier et nier la temporalité des individus.
Les évaluations permettent de construire des néoréalités avec des chiffres justifiant leur mesure. C’est une dérive de la science produisant une pseudo-objectivité qui n’a que des visées politiques.
Cette néoréalité n’a plus de liens avec le terrain, les professionnels de la société civile. Il n’y a plus de dialogue : il y a l’Etat et la société civile est niée. Pour moi, un Etat sans société civile, c’est une dictature. L’évaluation permettrait ce coup de force, des dérives vers une forme soft de dictature.
Daniel Le Scornet :
Il serait vain d’attendre pour agir, une théorie politique générale, une grande organisation unique, une improbable unification globale des champs. L’harmonie ne va pas sans l’irréductible dissonance. Les lois de la physique, pour ne rien dire du rythme musical de ce monde s’accommodent très bien de cette absence de l’Un. Cette situation n’empêche pas le magnétisme et la gravité de splendides symphonies. Agir dans les unités de nos différences, voilà ce à quoi nous sommes convoqués.
Franck Chaumon :
De même que le rejet de l’étranger installe la peur qu’il ne surgisse dans notre monde protégé, de même la peur de l’étranger qui réside en nous-même loge en chacun une menace intime. On en viendra à priver de liberté tous ceux dont la dangerosité supposée (certifiée par des « experts ») menace l’ordre public, et sur le chemin de la prévention généralisée, on en viendra à connecter les réseaux de santé à tous les réseaux et fichiers existants. On connaît l’issue de telles dérives : loin que notre peur s’apaise, elle ne cessera de croître et donc de légitimer de nouvelles surveillances.
La folie, en ce qu’elle figure la limite de la raison partagée, constitue une mise à l’épreuve de la fiction démocratique. Elle porte à son comble le malaise dans la civilisation et fait de l’utopie démocratique une épreuve et non un horizon pacifié.
Pascale Giravalli et Sophie Sirère :
L’incarcération est une « prise de corps sur un corps rendu immobile, dépossédé brusquement jusqu’au plus profond de son intime. C’est une contrainte spatio-temporelle : un corps emprisonné dans un espace mesurable, limité, confronté au temps de l’ennui qui s’étire, qui s’éternise. L’espace éprouvé au quotidien est un espace clos, fermé qui ne peut être ouvert que par l’autre (le surveillant qui détient les clés) ; un espace subi, figé où l’autre fait intrusion à tout moment (l’œilleton, c’est la métaphore du regard de l’autre auquel on ne peut se soustraire), un espace angoissant où domine le sentiment d’être pris au piège : n’est-ce pas là un contexte expérimental de persécution ?
Le paradoxe de l’exercice de la psychiatrie en milieu pénitentiaire réside dans le grand écart entre les valeurs et les pratiques. En général, lorsque l’écart est trop grand, soit les valeurs changent, soit les pratiques s’adaptent. Rester et résister, c’est continuer à tenir sur les valeurs.
Laurence Croix à propos de la création du « ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire :
S’imposa alors un véritable ordre du chiffre appliqué à des êtres humains : objectifs chiffrés immédiatement annoncés, résultats chiffrés toujours fièrement dépassés ! Rafles, menottages, mises en examen, rétentions, expulsions : derrière les chiffres, les réalités humaines s’effacent. Les anciens, les enfants, les malades, les gens du voyage, plus personne n’échappe à cette politique sécuritaire du chiffre. De leurs traques et persécutions incessantes, des déchirures et traumatismes irréversibles, seul le gouvernement français est responsable.
Comprendre la nouvelle politique d’immigration suppose de montrer les liens entre les pratiques répressives à l’égard des étrangers et la domination des problématiques néolibérales.
Christian Laval :
L’heure n’est plus à la démocratisation de la culture, elle est à la croissance de la productivité des enseignants et à leur mutation en hommes d’entreprise. La raison ultime de la « réforme de l’école » qui prétend à l’exclusivité, a un nom unique : la performance, le nouveau mantra des « modernisateurs ». L’école est désormais soumise à la logique économique globale de la compétitivité.
Loin d’interroger les conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent de rendre compte du caractère de plus en plus critique de l’éducation dans une société totalement ordonnée à l’impératif de la performance à outrance et du loisir total, les « modernisateurs » sont incapables d’imaginer d’autres « solutions » que celles qui procèdent des dispositifs de surveillance, des dépistages de troubles de comportement.
Nicolas Roméas :
Ce que nous nommons culture est aujourd’hui l’outil le plus puissant, le seul vraiment efficace pour résister aux réducteurs de têtes qui menacent de dominer entièrement et de laminer notre planète.
Car la culture, c’est le moteur de l’humain. D’un humain qui non seulement refuse de se laisser normaliser mais ne peut exister ni se développer sans porter les valeurs d’élévation, de civilisation, de lien et d’échanges entre les êtres.
Deux outils de pensée, dont le plus prosaïque a fini par dominer l’autre jusqu’à l’écraser.
Qu’ensemble nous construisons. Un langage des chiffres qui a de plus en plus prétendu à l’exactitude et a fini par prendre une importance démesurée dans ses applications contemporaines, une lecture du monde utilitariste qui tend aujourd’hui à régenter nos vies dans tous leurs détails. Et l’autre, celle du poète, du conteur, de celui que l’on nomme artiste, qui conserve et valorise cette part d’incertitude native, d’adhésion harmonique à une pensée magique, de souffle vital, d’intuition, d’imagination, et signe une vision de l’homme généreuse et ouverte.
Louise L. Lambrichs :
Inventaire, invention.
Comme un axe, une direction, un sens à déployer, endosser et inscrire en soi de l’histoire, dans un mouvement d’aller et retour, pour réanimer le langage en tant que partie prenante du réel, il engendre l’avenir qu’ensemble nous construisons. Puisque sans inventaire du réel, il n’est pas de conscience possible ; et puisque dans conscience, il n’est d’invention qu’illusoire.
Inventaire, invention.
Contre le veau d’or, le choix du verbe et de ses métamorphoses.
Si l’histoire vous refait toujours, le poète, lui, ne se refait pas ; désirant, il persiste dans son être.
Dans quelle mesure la régression actuelle est-elle le résultat du mépris affiché, depuis plus de trente ans, pour toutes les matières littéraires supposées « inutiles » par nos dirigeants mais indispensables en réalité, pour penser sa propre évolution ? Cette question qui mériterait d’être largement développée me paraît plus que jamais à l’ordre du jour.
Anonyme :
Depuis plusieurs décennies, pour la diplomatie française, l’action culturelle n’était qu’une façon de donner du lustre à l’exercice du pouvoir, quand il se portait hors de nos frontières : donne-moi des crédits pour voyager à tes côtés, disait le saltimbanque au prince et je te rémunérerai en prestige […] Assure-moi une couverture médiatique, disait le prince au saltimbanque, je te ferai partager les miettes du festin. Ce double chantage suppose la complicité, ou du moins la complaisance des médias.
Cette société contrôlée par des « référentiels de compétence », cette société sans projet autre que le profit matériel- et qu’un virus informatique ou une panne d’ordinateur ramènera à l’âge de pierre-, cette société quantifiée, un premier acte de résistance devrait consister à la qualifier : invivable.
Au centre de l’ouvrage, un intermèdesous la forme d’extraits de discours du président, mettent en relief ce que l’on sait : démagogie, promesses non tenues, langue de bois et surtout les contradictions exprimant l’alternance, selon le vent de l’opinion, entre une complaisance et un activisme autoritaire, allant toujours du côté de l’affirmation d’une nécessité évaluative, sécuritaire : il s’agit évidemment de protéger le néolibéralisme et de privilégier le chiffre par rapport à l’humain.
Aucun mouvement, bien sûr, en direction de la concertation.
A la suite de cet intermède, une série d’articles tente de « rassembler » les questions de fond, questions de société et d’humanité déjà apparues dans les champs professionnels divers évoqués par la première série d’articles.
Roland Gori :
Le conformisme auquel nous nous plions tous les jours s’exerce « dans les petites affaires », nous asservit de manière toujours plus étendue et douce, nous fait perdre l’habitude de nous diriger nous-mêmes et nous habitue toujours davantage à consentir dans les marges d’un pouvoir véritablement disciplinaire à notre propre aliénation, à notre propre mutilation. […]Cette manière de s’habituer à ce que Gilles Deleuze appelait » le petit fascisme de la vie ordinaire » soit à une domination invisible et insidieuse, conditionne, dans les temps de crise et de terreur, l’obéissance à des actes cruels barbares et inhumains.[…]. Voilà pourquoi, je crois, le premier acte de résistance consiste à analyser et à déconstruire le fonctionnement de nos dispositifs de normalisation.
L’évaluation constitue le dispositif matriciel de ces servitudes et transforme chacun de nous en « tyranneau » de soi-même et des autres. «Tyranneau », le terme est de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire : le pouvoir tyrannique est faible, instable et il ne tient que par la servitude volontaire de sujets qui ne s’y prêtent qu’en croyant tirer parti de la tyrannie qu’ils imposent aux autres comme à eux-mêmes.[…]
Cette servitude volontaire n’est pas que le fait d’un tyran politique, mais d’abord et avant tout cette inclination qui pousse chacun de nous à devenir ce tyranneau qui s’assujettit lui-même autant qu’il assujettit les autres. Se révolte, dit encore Camus, c’est « refuser l’humiliation […] sans la demander pour l’autre ». Ne l’oublions pas.
Marie José Mondzain:
Michel Foucault, il y a déjà trente ans désignait du terme de « contre conduite » l’ensemble des gestes par lesquels chacun résiste au pouvoir, refuse de laisser conduire et se conduit à son tour envers lui-même et envers les autres. Il nous incombe d’opposer aux politiques culturelles fondées sur la concurrence et le profit des gestes quotidiens de subjectivation et de construction de l’espace politique. Chacun de ces gestes manifeste en lui-même la figure de la culture. Chacun, là où il est, est en charge de cette politique du voisinage où se règlent à chaque instant l’écart et la proximité, le lien et la déliaison, la concorde et le lutte.
Bernard Stiegler :
Le monde financier est passé de l’investissement, c'est-à-dire de l’engagement économique à long terme, à une spéculation qui ne pouvait que le conduire à l’autocrétinisation : les pus gros pigeons escroqués par Bernard Madoff faisaient partie du « gotha de la finance ». Ainsi s’est révélée au grand jour la profonde misère intellectuelle dans laquelle ont sombré ceux qui monopolisent la direction des affaires du monde, s’imposant à eux-mêmes comme au monde entier une véritable bêtise hégémonique.
Barbara Cassin :
Là où est le danger, croît aussi ce qui sauve, paraît-il. L’individu est contraint à l’autonomie citoyenne par un Etat pervers. Mais si plus rien ne fonde et n’assure la collectivité et la norme publique, que l’individu, alors, il se peut qu’il y ait, il y a : insurrection des consciences. L’individu devient ce qu’il est : un sujet moral et politique. Dit autrement, la ruse de l’histoire fait que les travailleurs sans travail, transformés via la crise en consommateurs sans rien à consommer retrouvent leur être politique d’animaux doués de logos.
Au terme de ces « citations », je m’interroge. Que valent des « morceaux choisis » ? Choisis par qui ? J’ai en effet trié et cette recension c’est obligatoirement arbitraire.
J’ai laissé de côté bien des passages qui présentaient un intérêt égal et peut-être supérieur à ceux que j’ai retenus.
Ma seconde réserve concerne les « écrivants ». J’ai volontairement fait silence sur leur statut professionnel qui, dans l’ouvrage, apparaît deux fois : d’abord dans une note en bas de page, ensuite dans le glossaire.
On y voit bien, hormis en ce qui concerne les artistes peut-être, se dessiner une appartenance à ce que l’on pourrait nommer une « intelligentsia » : la majorité d’entre eux sont professeurs d’université, psychiatres, psychanalystes, philosophes, journalistes, magistrats, chercheurs…
Aussi, lorsque Barbara Cassin, dans son article conclusif écrit :
« Nous constituons un « nous » considérable-à prendre en considération. Un nous au singulier pluriel […] un nous qu’il va bien falloir entendre, c'est-à-dire qu’on ne pourra pas ne pas l’entendre… »
Oui, sans doute et tant mieux mais il s’agit là de personnes de la même famille sociale, de la même strate, qui communique, certes avec l’autre strate, celle des plus défavorisés, s’en fait porte-parole…mais où sont ceux-là qui ne peuvent combattre avec des mots écrits ?
En fait, c’est dans les comités locaux de l’ « Appel des Appels » qu’on peut les entendre un peu mais cet ouvrage n’est pas le leur.
C’est pourquoi ce qu’écrit Barbara Cassin dans le dernier extrait cité me paraît utopique : qu’au bas de l’échelle sociale, dans un dénuement, on puisse retrouver le logos, ce serait idéal. Peut-être, parfois, cela se produit-il Mais pas plus et peut-être moins que l’inverse.
C’est pourquoi je ne suis pas sûre que l’ « insurrection des consciences » puisse suffire…pas plus que les nombreux plaidoyers contre la guerre ont pu l’éviter
.
L’ « Appel des Appels » n’en reste pas moins un mouvement rassembleur sur le terrain. Espérons que les comités locaux ne s’essouffleront pas et, comme, d’autre part, je reste convaincue que l’on ne peut avancer sans penser, je me suis réjouie de lire cet ouvrage auquel j’ai pu, généralement, adhérer fondamentalement même si je crois, plus qu’à un éveil des consciences, à la force d’impacts subversifs ; et alors les « crises » aboutiraient à des renversements. Il y a un ferment de cela dans l’ »Appel des Appels »
.
Mais enfin, ce contre quoi nous nous soulevons, nous l’avons, pour la moitié d’entre nous, démocratiquement choisi ; et pourtant, l’homme était loin d’être un inconnu : lui et sa famille de pensée s’étaient largement illustrés déjà sur la scène politique…
Que faire ? Il nous revient, dans cette faillite éthique d’envisager des actes sur le terrain et dans le champ de la pensée ; c’est ce à quoi invite ici l’écriture et s’il fallait choisir un point de vue parmi ceux énoncés plus haut, c’est à l’idée d’un combat à mener d’abord en nous-mêmes que je m’arrêterais : c’est la servitude volontaire, selon la pensée de La Boétie, qui autorise la tyrannie et va jusqu’à nous pousser à tyranniser l’autre.
C’est donc notre propre consentement à la servitude, quelle qu’en soit la forme, allégeance ou abus de pouvoir, qui doit, en premier lieu, appeler notre vigilance afin de lui opposer, d’abord en nous, ce que Foucault désigne comme « contre conduite.» En même temps, bien sûr, il est important de cultiver le lien avec tous ceux pour lesquels cet objectif est primordial et de poser des actes dans le cadre d’un « nous » qui ne refasse pas « famille » et puisse donc s’ouvrir aux « autres ».
Le bleu profond écrase les messages
Je ne lis plus rien qui vient de vous
J’hésite à chaque mot
Qu’est-ce qu’un mot
Les phrases flottent
Mes archives s’éparpillent en liasses
La vitesse découpe ma lenteur en séquences séparées de longs intervalles
Ici je vais à l’abandon
Ma pesanteur se trompe
Ici je suis fulgurante
Mes pieds lâchent des étincelles
Qui s’éteignent les jours d’équinoxe
Mon mouvement est une figure complexe qui défait le commencement
L’écriture ne fait plus bouger mes doigts
Une langue fraternelle commente le bruit des météores
Je ne trébuche pas je ne tombe pas
Je fuse
Je caresse l’histoire
J’en reconnais les césures les enchaînements les passions les oublis
La vérité sèche et squameuse au centre du vide
Blottie dans le noir éblouissant de l’absence qui berce.
Contre le veau d’or, le choix du verbe et de ses métamorphoses.
Si l’histoire vous refait toujours, le poète, lui, ne se refait pas ; désirant, il persiste dans son être.
Louise L. Lambrichs.
HENRI MICHAUX. Eclatements
MICHAUX, un de mes prophètes.
Au temps où je ressentais encore des influences littéraires, intellectuelles ou humaines, avant que je ne me fusse revêtu de ma carapace de tortue et que la littérature ne fût devenue à mes yeux autant de Pepsi-cola, j'éprouvai une grande joie à lire la poésie d'Henri Michaux. Je me souviens encore de sa délicate sensibilité, de ses phrases subtiles et précises, de son esprit sublime. Il y avait quelque chose appelé PLUME, un personnage, un héros comique que j'aurais aimé être. Il y avait aussi un endroit appelé GRANDE GARABAGNE que je transposais pour moi-même dans le New York des années 1940. Sans Michaux je n'aurais jamais eu la gaieté qui est mienne depuis que je l'ai lu.
Carl Salomon.
Lectures qui ne peuvent laisser indifférent.
"La Traversée des Monts Noirs" Serge Rezvani. "L'élégance du Hérisson" Muriel Barbery. "Cercle" Yannick Haenel. "Je sais" Ito Naga. "L'animal que donc je suis" Jacques Derrida.
François Meyronnis.
Souvent il (celui qui émet la phrase de réveil) est né avec un pied hors de la vie – et grâce à ce pied-là le vivre montre ce dont il est capable. Car celui qui émet la phrase de réveil a un pied dans la tombe mais la tombe ne le contient pas. Au lieu de mourir, il acquiert le libre usage de sa naissance, employant le trésor renfermé en elle : une richesse qui flambe, qui brûle. Il meurt et naît sans cesse, le peleur de langue : on ne le fixe à aucune chaîne biologique. La vie, il ne la reçoit pas au départ. A chaque instant, il l’atteint. Il y arrive en traversant la mort avec son souffle. Quand cela a lieu, les démons pleurent.
Yannick Haenel.
Chaque point de l’existence se rejoint par le versant de la détresse aussi bien que par celui des émerveillements. Une extase, me disais-je, ce n’est ni de la joie ni du désespoir. C’est l’un et l’autre anéantis, et qui se dilapident en un seul instant. Votre corps, s’il exulte, c’est d’être quitté soudain par tous ses états d’âme. En une seconde, on lui ôte sa matière grasse. Sentiments, sensations, savoir, ignorance, tout la bric- à- brac de l’identité, on vous l’arrache. C’est ça qui soudain catapulte le corps dans la violence du ravissement. Vous êtes nu – ou plutôt sans rien. Je ne sais pas, à cet instant-là, comment vous « êtes » : est-ce qu’on « est » encore ? Moi, face au rhinocéros, je n’étais plus un corps, mais une poudre d’atomes jetés au ciel, et qui s’effaçait en myriades de poussière dans les arbres du zoo. Déchiqueté par le large. Si je cherche un équivalent dans des expériences qu’on connaît, je parlerais d’un orgasme – un orgasme qui vous néantise intégralement, du crâne aux orteils, et vous recompose aussitôt. Cette secousse est sans objet. Elle ne vous octroie rien. Vous vous dites que c’était sans doute ça « être là ». Que le royaume, c’est une excursion dans le néant.. C’est terrible parce qu’il n’y a absolument rien, et ce rien, il en faudrait peu pour qu’il vous déchire. D’ailleurs, il vous déchire. Et depuis cette déchirure, ça s’ouvre.
Michel Foucault, le 3 Mars 1982
Au 1er 2ème siècle, on s’aperçoit que l’écriture est déjà devenue, et ne cesse de s’affirmer toujours davantage comme un élément de l’exercice de soi. La lecture se prolonge, se renforce, se réactive par l’écriture, écriture qui est elle aussi […] un élément de la méditation. Sénèque disait qu’il fallait alterner écriture et lecture. C’est dans la lettre 84 : il ne faut pas toujours écrire ni toujours lire ; la première des occupations ( écrire), si on la continuait sans cesse, finirait par épuiser l’énergie. La seconde, au contraire, la diminue, la dilue. Il faut tempérer la lecture par l’écriture, et réciproquement, de telle sorte que la composition écrite mette en corps (corpus) ce que la lecture a recueilli. La lecture recueille des orationes, des logoi , (des discours, des éléments de discours) ; il faut en faire un corpus. Ce corpus, c’est l’écriture qui va le constituer et l’assurer. L’écriture […] a l’avantage d’avoir deux usages possibles et simultanés. L’usage en quelque sorte pour soi-même. Car dans le seul fait d’écrire, précisément, on s’assimile la chose même à laquelle on pense. On l’aide à s’implanter dans l’âme, on l’aide à s’implanter dans le corps, à en devenir comme une sorte d’habitude, ou en tout cas de virtualité physique […] Usage pour soi ; mais bien entendu aussi l’écriture est un usage, elle sert pour les autres. Ah oui, j’ai oublié de vous dire que ces notes que l’on doit prendre sur les lectures ou sur les conversations qu’on a eues, […], s’appellent précisément en grec des hupomnêmata. C'est-à-dire : ce sont des supports de souvenirs […] Ces hupomnêmata, ils servent pour soi, […] mais ils peuvent servir pour les autres […] Et - là aussi c’est un phénomène de culture, un phénomène de société très intéressant à l’époque - on voit combien la correspondance, une correspondance que nous appellerions, si vous voulez, spirituelle, correspondance d’âme, de sujet à sujet, correspondance qui a pour fin […] de se donner l’un à l’autre des nouvelles de soi-même, de s’enquérir de ce qui se passe dans l’âme de l’autre, ou de demander à l’autre de vous donner des nouvelles de ce qui se passe en lui, combien tout ceci est devenu à ce moment-là une activité extrêmement importante.
Michel Foucault, le 3 mars 1982
Dans [son] « Traité de l’écoute », Plutarque reprend un thème qu’il dit explicitement avoir emprunté à Théophraste […] Il dit ceci : au fond l’audition, l’ouïe, c’est à la fois le plus pathêtikos, et le plus logikos de tous les sens. C’est le plus pathêtikos, c'est-à-dire que c’est le plus – traduisons grossièrement et schématiquement – « passif » de tous les sens. C'est-à-dire que l’âme, dans l’audition, plus que dans n’importe quel sens, se trouve passive à l’égard du monde extérieur et exposée à tous les événements qui lui viennent du monde extérieur et qui peuvent la surprendre. Et Plutarque explique en disant : on ne peut pas ne pas entendre ce qui se passe autour de soi. Après tout, on peut refuser de regarder : on ferme les yeux. On peut refuser de toucher à quelque chose. On peut refuser de goûter à quelque chose. On ne peut pas ne pas entendre. De plus, dit-il, ce qui prouve bien la passivité de l’audition, c’est que le corps lui-même, l’individu physique risque d’être surpris et ébranlé par ce qu’il entend, beaucoup plus que par n’importe quel objet qui peut [lui] être présenté soit par la vue soit par le contact. On ne peut pas s’empêcher de sursauter à un bruit violent qui nous saisit à l’improviste. Passivité du corps par conséquent à l’égard de l’ouïe, plus qu’à l’égard de n’importe quel autre sens. Et puis enfin l’ouïe est évidemment plus capable que n’importe quel autre sens d’ensorceler l’âme […] Donc l’ouïe est le plus pathêtikos de tous les sens. Mais, dit Plutarque, c’est aussi le plus logikos. Et par logikos, il veut dire que c’est le sens qui peut, mieux que n’importe quel autre, recevoir le logos. Les autres sens, eh bien, ils donnent accès essentiellement aux plaisirs. […] En revanche, l’ouïe est le seul de tous les sens par lequel on peut apprendre la vertu […] parce que la vertu ne peut être dissociée du logos, c'est-à-dire du langage raisonnable, du langage effectivement présent, formulé, articulé, articulé verbalement dans des sons et articulé rationnellement par la raison. Ce logos-là ne peut pénétrer que par l’oreille et grâce au sens de l’ouïe. Le seul accès de l’âme au logos, c’est donc l’oreille. Ambiguïté donc fondamentale de l’ouïe : pathêtikos et logikos.
René Char : entretien avec France Huster.
F.H. : Quand nous nous sommes promenés tout à l'heure dans le pré qui longe votre maison, vous m'avez montré un muret de pierres sèches : "une preuve pléthorique", m'avez-vous dit, et, avez-vous ajouté devant quelques pierres grisonnantes sous les racines d'un arbre, "une trace".
R.C. : probare, c'est éprouver, et, plus tard : jeter en avant la preuve. La trace, elle, est l'habitante négligeable du présent. Elle ne cherche pas à développer un plaidoyer mais reste un souvenir vite reconnu, un gué de hasard... Mais toutes deux, la trace et la preuve nous sont essentielles. Ce qu'on peut rechercher, c'est le langage de ces objets qui sont à la fois l'un et l'autre... Les traces ne doivent pas forcément demeurer et cette preuve d'un mur jonché de ronces, sur lequel s'appuie un amandier élargi, ne sait rien évoquer sinon une des anciennes limites du jardin, ou un coup d'arrêt au pluies d'octobre et de mars qui devaient dévaler du coteau. Longtemps nos ancêtres ont dû regarder les orages se précipiter et la foudre griller les bois. De cet effroi et de cette contemplation est apparu le feu conquis.
Nadine Meyran : écritures.
Voici ce que j'essaie de penser : Comment nos écritures, nos oeuvres, bordent-elles un "jeu-hors je"? Comment, grâce à elles, approcher, sans y tomber, le bord du trou? Et, laissant des traces, retourner chez nous, puis y revenir, y voir, un peu, la mort, la jouissance?
Peter Sloterdijk lecteur de René Char.
La transcendance est une dimension rythmique,pas métaphysique. On est toujours suffisamment ailleurs-qui donc est vraiment là? Et quand? Il y a peu, j'ai trouvé quelque part chez René Char une phrase qui me trotte dans la tête : Si l'homme, de temps en temps ne fermait pas, souverainement les yeux, écrit-il, il n'aurait bientôt plus rien qui mérite d'être contemplé...Fermer souverainement les yeux, c'est peut-être un nom de code poétique pour "dériver", se reposer.
Punto. François Meyronnis.
La littérature n'est vraiment littéraire que comme SCIENCE DE LA JOUISSANCE. Tout, en elle, procède du PUNTO et s'y dirige.
C'est d'ailleurs vrai de toute poésie :poésie de peinture, poésie de musique, poésie de danse,poésie de révolution,etc.
Et, d'une autre façon, non recueillie,pas encore passée au crible, de la poésie contenue dans chaque fragment d'existence, présente même dans la vie la plus étriquée, la plus soumise au on-dit.
Paule Pérez: non-lieux et empreintes.
"Couper des non-liens, des non-lieux, voir ce qui reste au fond; comme dans la chanson d'Alain Souchon : "Passez votre amour à la machine, faites bouillir pour voir si les couleurs d'origine peuvent revenir; est-ce que l'on peut passer à l'eau de javel les sentiments?"
"Quelque chose va au-delà de ma compréhension et m'y ramène en même temps. Effets sans cause ou effets qui naîtraient d'une trace, d'une empreinte dont il ne resterait que l'empreinte, l'effet d'une in-formation, pas l'information en elle-même...Entendu ce matin à la radio, qu'il y a un genre de parc de la trace et de l'empreinte dans les Pyrénées; un type appelé Orengo a créé un genre de musée pour que les gens reconstituent une histoire, un monde,en partant d'une empreinte- de pas, d'animal, quoi d'autre...d'immatériel."
René Char :"Faire chemin avec"...
"Comme on s'extrait de l'épaisseur du soir, disparaître de la surface des livres pour que s'en déverse le printemps migrateur, hôte que notre corps non multiple gênait."
"Nous n'avons pas commis le crime d'amont. Nous avons été déssaisis dès le glacier; au même moment accusés, et incontinent flétris. Quelques réchappés errent deçà-delà, banlieusards. La jeunesse de nos états affectifs les montre intacts."
Héraclite d'Ephèse selon René Char.
René Char
"Notre héritage n'est précédé d'aucun testament"
In Sém. "Le Transfert" Jacques Lacan.
On retire au sujet son désir,et,en échange, on l'envoie sur le marché, d'où il passe dans l'encan général
Lacan et le regard.
In "écrits"; Jacques Lacan.
"Les seuls hommes de vérité qui nous restent [sont] l'agitateur révolutionnaire, l'écrivain qui de son style marque la langue"
Volupté de l'engagement.
Volupté de l'engagement selon Lydie Salvayre.
M'engager dans l'écriture, c'est engager ma volupté dans cette chair du verbe. C'est l'étreindre, l'embrasser, la coucher, comme l'on dit si bien. C'est m'engager dans cette volupté avec la certitude qu'aucune phrase au monde ne pourra jamais se réduire à son sens. Pas d'écrit qui vaille, fût-il le plus intelligent, sans cette volupté trouvée dans la chair du verbe, et transmise.
Orphérisson.
Orphérisson ( Noëlle Combet)
Chez le hérisson, les deux sexes sont semblables. Il porte environ 6000 piquants érectiles. Se déplaçant d'une démarche rapide, mais irrégulière, comme bosselée, il s'interrompt souvent pour humer l'air. Il dépose ses crottes au hasard. Elles sont d'un noir diamantin et de taille variable (10mm.environ de diamètre et 4cm. de long)...Elles contiennent sovent des élytres et autres débris animaux et végétaux, ses "fleurs du mal" pour ainsi dire...Dans la nature, c'est un "promeneur solitaire" et sur les grand routes civilisées, on le voit souvent écrasé...comme la poésie sur le macadam contemporain.
Scyignes1
Scyignes2
Sigmund Freud: "Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci"
"Lorsque Léonard, au faîte de son existence, rencontra de nouveau le sourire de ravissement bienheureux qui jadis avait animé de ses jeux la bouche de sa mère quand elle le caressait...il était devenu peintre, et c'est pourquoi il s'efforça de recréer ce sourire avec son pinceau et il en dota tous ses tableaux- la LEDA, le JEAN- BAPTISTE et le BACCHUS-."
Freud au balcon.
Héraclite
Tout passe et rien ne demeure...Tu ne saurais entrer deux fois dans le même fleuve.
Prendre le large.
Giorgio Agamben
L'enjambement, d'une autre manière que le blanc mallarméen, qui annexe la prose au champ du poème,est pour le vers une condition nécéssaire et suffisante
Enigmatique enjambement.
La césure selon Hölderlin.
C'est "la parole pure, l'interruption antirythmique, qui s'oppose, au point culminant, à la suite et au charme des représentations, afin que devienne manifeste, au lieu de leur alternance, la représentation elle- même."
Pierre Alferi.
"Tout ce qui est balancement,vitesse, syncope relève de la syntaxe. Ainsi entendue, la syntaxe est bien plus que la squelette de la phrase, c'est son système circulatoire :ce qu'il y a de rythmique dans le sens."
Giorgio Agamben
"L'homme seul parvient à interrompre, dans la parole, la langue infinie de la nature et à se poser pour un instant face aux choses muettes. La rose informulée, l'idée de rose n'existe que pour l'homme."
Traversée du nihilisme: L'arbre d'avant
Traversée du nihilisme: L'arbre d'après
Jorge Semprun dans"L''écriture ou la vie"
Dehors, la nuit était claire, la bourrasque de neige avait cessé. Des étoiles scintillaient dans le ciel de Thuringe. J'ai marché d'un pas vif sur la neige crissante, parmi les arbres du petit bois qui entourait les bâtiments de l'infirmerie. Malgré le son strident des sifflets, au loin, la nuit était belle, calme, pleine de sérénité. Le monde s'offrait à moi dans le mystère rayonnant d'une obscure clarté lunaire. J'ai dû m'arrêter, pour reprendre mon souffle. Mon coeur battait très fort. Je me souviendrai toute ma vie de ce bonheur insensé,m'étais-je dit. De cette beauté nocturne...J'ai levé les yeux...Sur la crête de l' Ettersberg, des flammes orangées dépassaient le sommet de la cheminée trapue du crématoire.