N’en est-il pas de la poésie comme des paysages et des visages, ceux du dehors et ceux de notre intimité, ceux de nos vies pour ainsi dire ?
Les plus mélancoliques attirent nos désirs vers l’image d’un «là bas» ressenti comme inaccessible et vers lequel Nerval se tend dans « El Desdichado »
« Dans la nuit du tombeau toi qui m’a consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé
Et la treille où le pampre à la rose s’allie.»
La nostalgie nervalienne a invité Albert Béguin à faire précéder l’œuvre du poète d’une très belle préface que « l’amibloggeur », Vincent Lefèvre, m’a fait découvrir. Béguin écrit :
« Le “sanglot qui roule d'âge en âge” a beau se travestir en musique harmonieuse ; les rythmes et les mots ont beau atteindre à l'efficacité d'un exorcisme et ouvrir ici-bas un instant de paradis : ce qu'ils portent et transmettent est, malgré tout, l'incessante lamentation qu'inspire la conscience du malheur terrestre. »
« Malheur terrestre ! » Le poète le porte en son intimité sous la forme d’une intolérable souffrance d’exister, dans une implacable lucidité et le conflit entre plusieurs voix… plusieurs voies.
La cruauté, à l’extérieur, y fait écho ; la réalité vient renchérir sur la déchirure et en appeler à la qualité de résistance qui caractérise toujours, ne serait-ce qu’implicitement, la poésie.
Lorsque le poète s’engage, la poésie l’accompagne dans ses actes et dans sa vie, comme en témoigne René Char :
« La pleine nuit portait fusil et les femmes n’accouchaient plus. L’ignominie avait l’aspect d’un verre d’eau. Je me suis uni au courage de quelques êtres, j’ai vécu violemment mon mystère au milieu d’eux.» (« La Faction du Muet »)
Les années brunes seront pour lui une épreuve, une ascèse mais aussi une lumière à quitter :
« Si j’en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l’arôme de ces années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de moi mon trésor » (« Feuillets d’Hypnos »)
Pour Paul Celan, marqué dans sa chair en tant que Juif allemand originaire de Roumanie par les mêmes désastres, il n’y eut pas de « trésor » à « rejeter » ; simplement à témoigner de la douleur jusqu’à en mourir, dans des poèmes qui comptent parmi les plus beaux de la langue allemande, ainsi cet extrait de la « Fugue de mort » dont la traduction reste prenante même si elle détimbre un peu le texte :
« Lait noir du petit matin nous te buvons à la nuit
Nous te buvons au midi la mort est un maître venu d'Allemagne
Nous te buvons au soir et au matin nous buvons et buvons
la mort est un maître venu d'Allemagne ses yeux sont bleus
Il t'atteint avec une balle de plomb il ne te rate pas
Un homme habite la maison tes cheveux d'or Margarete
Il jette ses molosses contre nous il nous offre une tombe dans l'air
Il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître venu d'Allemagne
Tes cheveux d'or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamit » (« Pavot et Mémoire »)
De douloureuse mémoire, Paul Celan se jeta dans la Seine, du Pont Mirabeau qu’un autre poète avait célébré. Ainsi l’intolérable de la souffrance lui fit-il quitter-comme ce fut le cas pour Nerval qui, dans un autre contexte, se pendit- le bastingage de la vie et de la poésie pour se fondre dans la mort.
Ni Paul Celan 1920-1970 ni René Char 1902-1988 n’auront assez vécu pour voir triompher le nouveau maître du monde, dans la droite ligne généalogique du précédent : le Chiffre, dans un totalitarisme plus sournois, avec des attributs plus abstraits : entre autres, ultralibéralisme, marché, délocalisation, dérèglementation, techno- science, concurrence et, plus récemment, contrôle, évaluation, quota que voici de retour tous azimuts, avec des embarquements non plus dans les trains mais dans des avions que l’on cache éventuellement. La destination, certes, n’est pas la même mais la méthode !!
Et alors, plus que jamais, se pose la question énoncée par Heidegger, question empruntée à Hölderlin, « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » (« Holzwege »).
Le philosophe y répond en opposant l’art à la technique : L’objet technique, selon lui, s’efface derrière la fonction alors que l’art fait advenir l’objet, le révèle. « La poésie fonde l’être que le langage non-poétique masque », écrit-il. Il en appelle à l’« Ouvert » selon Rilke et à l’affirmation de Hölderlin selon qui, si l’homme habite le monde, c’est en poète.
La pensée d’Annie Le Brun, philosophe contemporaine, pour qui la barbarie moderne a partie liée avec une sorte de « dés ensauvagement » qu’il faut déplorer, va dans le même sens : on peut ressentir une habitation non poétique du monde dans le décor kitsch des « villes nouvelles » qu’elle évoque dans « Si rien avait une forme, ce serait cela. »
Habitation non poétique d’autre part quand, méprisés, l’intériorité, l’art et la pensée cèdent le pas à l’hégémonie de la Consommation et du Virtuel.
Dans « Ecologie de l’imaginaire », elle questionnait :
« Pourquoi, alors même que notre époque commence à voir dans quelle prison imaginaire le progressisme technologique nous détient depuis si longtemps, continue-t-on d'ignorer, proches ou lointaines, les forêts de signes, les mines de lumière et les jungles de rêve d'où, depuis toujours, l'insoumission sensible imagine les plus folles évasions ? ».
Dans un entretien avec Valérie de- Saint-Do dans la revue « Cassandre », elle énonce que « la poésie est d’ordre politique ».
Elle dit aussi, préconisant un « ré-ensauvagement » du monde :
« On a presqu’oublié que chaque être doit affronter la violence essentielle qui l’habite et que l’on déclare inhumaine lorsque tout est en place pour ne pas la reconnaître. Pourtant, c’est aussi par cet abîme que nous sommes reliés à tout ce que nos ne sommes pas. Si l’on a une chose à apprendre des peuples dits « sauvages » c’est la façon dont ceux-ci ont toujours misé sur cette communication par l’abîme pour fonder leur équilibre et se trouver en harmonie avec le monde qui les entoure. Si l’on se pense libéré de cet abîme au point de croire possible de rationaliser tout ce qui participe du monde sensible, on devient l’otage d’un univers qui n’a plus rien à opposer à la marchandisation généralisée qui défait progressivement notre vie intérieure. »
La poésie et l’art en général sont en effet, quasi par nature, s’ils se situent hors des circuits du Profit et de l’Image factice, actes de résistance. En appelant à l’imaginaire, ils font corollairement pièce à tout ce qui est de l’ordre du contrôle, du formatage en vue du gain, et à tout ce qui dans un nouvel ordre contemporain, anesthésie, aseptise, protège, sécurise.
C’est ce que nous rappelle aussi Georges Didi-Hûberman s’adressant par delà le temps, à Pasolini pour qui les lucioles en tant que symboles de résistance auraient disparu :
«Et d’abord, les lucioles ont-elles vraiment disparu ? Ont-elles toutes disparu ? Emettent-elles encore-mais d’où ?-leurs merveilleux signaux intermittents ? Se cherchent-elles quelque part, se parlent-elles, s’aiment-elles malgré tout, malgré le tout de la machine, malgré la nuit obscure, malgré les projecteurs féroces ? […]
Quelques unes sont tout près de nous, elles nous frôlent dans l’obscurité. » (« Survivance des lucioles »)
On voit bien, à le lire, qu’émiettant et dispersant les lumières trop vives de la modernité, elles allument dans nos nuits les halos de leurs contre-feux, de ci, de là.
Désirs intermittents, rêves clignotants, savoirs clandestins de nos imaginaires, liens qui libèrent, marginalités fugitives, éclaboussements poétiques sont résistances de nos lucioles.
La poésie a ce pouvoir de faire trembler les lignes d’ordonnancements ou de syntaxes trop rigides, d’introduire des syncopes dans le trop plein du sens.
Et cela ne va pas sans joie.
Cette joie, Albert Béguin en souligne aussi la présence dans sa préface consacrée à Nerval en évoquant l’aspect « étrangement double » de la poésie :
« Evocation heureuse du malheur, forme bénie, délicate, exquise qui avoue le mal et qui en même temps soulève cet aveu dans une sorte d'inexplicable allégresse… Quoi qu'il en soit, le poète ressemble toujours aux inventeurs inconnus des contes de fées : il donne pour un songe et rend ainsi tolérable la claire vision de notre être même, avec toute sa réalité, avec son imperfection et sa capacité de souhaiter l'inaccessible. »
On ne saurait mieux dire : ouvreurs de l’imaginaire, les poètes, explorateurs des territoires sensibles, racontent des histoires et se font inventeurs de récits structurants.
Cette joie d’inventer et de dire est, au même titre que la douleur, sensible dans la poésie nervalienne comme dans l’œuvre de René Char ou de Paul Celan :
« Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l'ayant entendu dans quelque autre existence, et qui me remplissait d'une joie ineffable. »(Gérard de Nerval « Aurélia »)
« Les soleils des demi-sommeils sont bleus comme
tes cheveux une heure avant le jour.
Eux aussi poussent vite comme l'herbe sur la tombe d'un oiseau
Eux aussi sont attachés par le jeu, que nous jouions comme un rêve sur les bateaux de la joie ». (Paul Celan «Pavot et Mémoire »)
« Martinet aux ailes trop larges, qui vire et crie sa joie autour de la maison. Tel est le cœur. » (René Char « Fureur et mystère »)
Le plaisir de l’invention, de l’imaginaire, d’un accès à des formes nouvelles du dire s’entend donc, au-delà de la douleur, dans l’œuvre de ces poètes, comme dans cette alternance d’espaces de mélancolie et de ré- enchantement qui traverse, en flux et reflux, les textes de Tarek Essaker :
« A tout réfléchir, on cherche de l’ombre, un endroit où s’apaiser, faire distance faire chemin, faire parole, faire chant de ce qui en nous menace, terrifie, fait voler en éclat, vient au bout de nos espérances, de nos innombrables et indéchiffrables croyances.
On hésite, on tâtonne, on fouille, on sollicite le corps, les organes, on cherche, on suscite les sens, l’envie [...]
Commence alors la traversée, s’amorce la parole et se fait territoire, scintille l’éclat des silences et commence l’errance. Les paroles, les dires finissent par nous habiter et faire éruption, faire lentement vagues, mouvement, faire chant, faire force, faire désamarre et désamorce, sans prétention, sans bâtir, juste l’idée de partager, juste le désir, juste le bégaiement d’une histoire sans histoire. Une histoire à venir, à inventer, à saisir, à zébrer ce qui fait routine et se faire juste vivant. » (« Oralité et Territoires »)
« Se faire juste vivant ». C’est la vie que Tarek Essaker évoque ici en tant qu’acte poétique…ce que l’on peut entendre chez d’autres poètes comme Jaccottet :
« Et presque tout de suite, presque en même temps, la stupeur. Stupeur n’est pas trop dire, si l’on peut concevoir une stupeur tranquille, calme, sans aucune crispation, sans éclat, sans bruit : stupeur soudain intime d’être là, d’avoir part, d’avoir droit à cette chaleur de la terre- avec pour seules compagnes les lianes de la clématite sauvage où l’on pourrait se prendre les pieds, et la serratule, la fidèle mendiante rose des fins d’été. » (« Couleur de terre »)
Béguin termine sa préface consacrée à Nerval en énonçant :
« Et quand la joie éclate aux lèvres d'un poète, elle n'est encore qu'une très lointaine image de la vraie Joie, qui est étroitement apparentée au silence et ignore le besoin de la parole chantante. On touche alors aux limites de la poésie, à ce point où elle va se taire, se résorber dans la contemplation muette. »
La « contemplation muette » comme silence et fin de la poésie ?
Peut-on envisager un «achèvement» de la poésie quand c’est l’habitat du monde, la vie même, qui est poétique?
La contemplation achèverait-elle la poésie ? Contenue en elle, n’en constituerait-elle pas plutôt la « réserve »?
Alors, sans doute, la poésie obstinément.
C’est cette direction que choisit François Meyronnis telle qu’il l’évoque dans la revue « Ligne de Risque » :
« La littérature n’est vraiment littéraire que comme science de la jouissance. Tout en elle procède du punto et s’y dirige…C’est d’ailleurs vrai de toute poésie : poésie de peinture, poésie de musique, poésie de danse, poésie de révolution etc.…et d’une autre façon, non recueillie, pas encore, de la poésie contenue dans chaque fragment d’existence, présente même dans la vie la plus étriquée, la plus soumise au ‘‘on dit’’ ».
« La poésie contenue dans chaque fragment d’existence ». Si ce sont, en Occident, surtout des poètes contemporains qui nous la donnent aujourd’hui à entendre dans des textes laissant une place à des vides et à des silences, elle nous rejoint aussi à travers des accents venus d’ailleurs, de Chine en particulier, où les poètes, traditionnels et modernes, savent saisir en quelques traits, la densité volatile, presque impondérable de l’existence : « juste vivant », « être là ».
Ecoutons Li Zhi (1527-1602)
S’il y a quelqu’un, je le fixe d’un œil doux
S’il ny a personne, j’interroge les fleurs tombées,
Tiède, le vent caresse les fines brindilles,
Fraîche, la nuit illumine le sable clair.
Ou plus récemment Al qing(1910-1996)
J'aime cette terre
Même si j'étais un oiseau
avec mon gosier enroué je chanterais
cette terre fouettée par les tempêtes
ces fleuves où déferlent nos colères et nos peines
ce vent furieux qui n'en finit pas de souffler
et cette aube infiniment tendre venue de la forêt...
Enfin avec la mort
je laisserais mes plumes se décomposer dans la terre
Ah! Pourquoi mes yeux sont-ils toujours embués de larmes
Parce que j'aime cette terre d'un amour très profond...
(17 novembre 1938)
Si l’on songe qu’Ai Qing a été emprisonné trois ans en 1932 parce qu’il exprimait des opinions et des engagements qui n’avaient pas la faveur du régime en place, alors, oui, à nouveau, il n’est que de tenter l’ «êtrelà » « juste vivant », obstinément, dans l’acte d’exister qui est acte de poésie porteur des refus et des assentiments…Longue vie à Sheherazade et au contrepoint de ses contes nocturnes!
Et puis la voix s’estompe dans le sillage de sa résonnance…
Contre le veau d’or, le choix du verbe et de ses métamorphoses.
Si l’histoire vous refait toujours, le poète, lui, ne se refait pas ; désirant, il persiste dans son être.
Louise L. Lambrichs.
HENRI MICHAUX. Eclatements
MICHAUX, un de mes prophètes.
Au temps où je ressentais encore des influences littéraires, intellectuelles ou humaines, avant que je ne me fusse revêtu de ma carapace de tortue et que la littérature ne fût devenue à mes yeux autant de Pepsi-cola, j'éprouvai une grande joie à lire la poésie d'Henri Michaux. Je me souviens encore de sa délicate sensibilité, de ses phrases subtiles et précises, de son esprit sublime. Il y avait quelque chose appelé PLUME, un personnage, un héros comique que j'aurais aimé être. Il y avait aussi un endroit appelé GRANDE GARABAGNE que je transposais pour moi-même dans le New York des années 1940. Sans Michaux je n'aurais jamais eu la gaieté qui est mienne depuis que je l'ai lu.
Carl Salomon.
Lectures qui ne peuvent laisser indifférent.
"La Traversée des Monts Noirs" Serge Rezvani. "L'élégance du Hérisson" Muriel Barbery. "Cercle" Yannick Haenel. "Je sais" Ito Naga. "L'animal que donc je suis" Jacques Derrida.
François Meyronnis.
Souvent il (celui qui émet la phrase de réveil) est né avec un pied hors de la vie – et grâce à ce pied-là le vivre montre ce dont il est capable. Car celui qui émet la phrase de réveil a un pied dans la tombe mais la tombe ne le contient pas. Au lieu de mourir, il acquiert le libre usage de sa naissance, employant le trésor renfermé en elle : une richesse qui flambe, qui brûle. Il meurt et naît sans cesse, le peleur de langue : on ne le fixe à aucune chaîne biologique. La vie, il ne la reçoit pas au départ. A chaque instant, il l’atteint. Il y arrive en traversant la mort avec son souffle. Quand cela a lieu, les démons pleurent.
Yannick Haenel.
Chaque point de l’existence se rejoint par le versant de la détresse aussi bien que par celui des émerveillements. Une extase, me disais-je, ce n’est ni de la joie ni du désespoir. C’est l’un et l’autre anéantis, et qui se dilapident en un seul instant. Votre corps, s’il exulte, c’est d’être quitté soudain par tous ses états d’âme. En une seconde, on lui ôte sa matière grasse. Sentiments, sensations, savoir, ignorance, tout la bric- à- brac de l’identité, on vous l’arrache. C’est ça qui soudain catapulte le corps dans la violence du ravissement. Vous êtes nu – ou plutôt sans rien. Je ne sais pas, à cet instant-là, comment vous « êtes » : est-ce qu’on « est » encore ? Moi, face au rhinocéros, je n’étais plus un corps, mais une poudre d’atomes jetés au ciel, et qui s’effaçait en myriades de poussière dans les arbres du zoo. Déchiqueté par le large. Si je cherche un équivalent dans des expériences qu’on connaît, je parlerais d’un orgasme – un orgasme qui vous néantise intégralement, du crâne aux orteils, et vous recompose aussitôt. Cette secousse est sans objet. Elle ne vous octroie rien. Vous vous dites que c’était sans doute ça « être là ». Que le royaume, c’est une excursion dans le néant.. C’est terrible parce qu’il n’y a absolument rien, et ce rien, il en faudrait peu pour qu’il vous déchire. D’ailleurs, il vous déchire. Et depuis cette déchirure, ça s’ouvre.
Michel Foucault, le 3 Mars 1982
Au 1er 2ème siècle, on s’aperçoit que l’écriture est déjà devenue, et ne cesse de s’affirmer toujours davantage comme un élément de l’exercice de soi. La lecture se prolonge, se renforce, se réactive par l’écriture, écriture qui est elle aussi […] un élément de la méditation. Sénèque disait qu’il fallait alterner écriture et lecture. C’est dans la lettre 84 : il ne faut pas toujours écrire ni toujours lire ; la première des occupations ( écrire), si on la continuait sans cesse, finirait par épuiser l’énergie. La seconde, au contraire, la diminue, la dilue. Il faut tempérer la lecture par l’écriture, et réciproquement, de telle sorte que la composition écrite mette en corps (corpus) ce que la lecture a recueilli. La lecture recueille des orationes, des logoi , (des discours, des éléments de discours) ; il faut en faire un corpus. Ce corpus, c’est l’écriture qui va le constituer et l’assurer. L’écriture […] a l’avantage d’avoir deux usages possibles et simultanés. L’usage en quelque sorte pour soi-même. Car dans le seul fait d’écrire, précisément, on s’assimile la chose même à laquelle on pense. On l’aide à s’implanter dans l’âme, on l’aide à s’implanter dans le corps, à en devenir comme une sorte d’habitude, ou en tout cas de virtualité physique […] Usage pour soi ; mais bien entendu aussi l’écriture est un usage, elle sert pour les autres. Ah oui, j’ai oublié de vous dire que ces notes que l’on doit prendre sur les lectures ou sur les conversations qu’on a eues, […], s’appellent précisément en grec des hupomnêmata. C'est-à-dire : ce sont des supports de souvenirs […] Ces hupomnêmata, ils servent pour soi, […] mais ils peuvent servir pour les autres […] Et - là aussi c’est un phénomène de culture, un phénomène de société très intéressant à l’époque - on voit combien la correspondance, une correspondance que nous appellerions, si vous voulez, spirituelle, correspondance d’âme, de sujet à sujet, correspondance qui a pour fin […] de se donner l’un à l’autre des nouvelles de soi-même, de s’enquérir de ce qui se passe dans l’âme de l’autre, ou de demander à l’autre de vous donner des nouvelles de ce qui se passe en lui, combien tout ceci est devenu à ce moment-là une activité extrêmement importante.
Michel Foucault, le 3 mars 1982
Dans [son] « Traité de l’écoute », Plutarque reprend un thème qu’il dit explicitement avoir emprunté à Théophraste […] Il dit ceci : au fond l’audition, l’ouïe, c’est à la fois le plus pathêtikos, et le plus logikos de tous les sens. C’est le plus pathêtikos, c'est-à-dire que c’est le plus – traduisons grossièrement et schématiquement – « passif » de tous les sens. C'est-à-dire que l’âme, dans l’audition, plus que dans n’importe quel sens, se trouve passive à l’égard du monde extérieur et exposée à tous les événements qui lui viennent du monde extérieur et qui peuvent la surprendre. Et Plutarque explique en disant : on ne peut pas ne pas entendre ce qui se passe autour de soi. Après tout, on peut refuser de regarder : on ferme les yeux. On peut refuser de toucher à quelque chose. On peut refuser de goûter à quelque chose. On ne peut pas ne pas entendre. De plus, dit-il, ce qui prouve bien la passivité de l’audition, c’est que le corps lui-même, l’individu physique risque d’être surpris et ébranlé par ce qu’il entend, beaucoup plus que par n’importe quel objet qui peut [lui] être présenté soit par la vue soit par le contact. On ne peut pas s’empêcher de sursauter à un bruit violent qui nous saisit à l’improviste. Passivité du corps par conséquent à l’égard de l’ouïe, plus qu’à l’égard de n’importe quel autre sens. Et puis enfin l’ouïe est évidemment plus capable que n’importe quel autre sens d’ensorceler l’âme […] Donc l’ouïe est le plus pathêtikos de tous les sens. Mais, dit Plutarque, c’est aussi le plus logikos. Et par logikos, il veut dire que c’est le sens qui peut, mieux que n’importe quel autre, recevoir le logos. Les autres sens, eh bien, ils donnent accès essentiellement aux plaisirs. […] En revanche, l’ouïe est le seul de tous les sens par lequel on peut apprendre la vertu […] parce que la vertu ne peut être dissociée du logos, c'est-à-dire du langage raisonnable, du langage effectivement présent, formulé, articulé, articulé verbalement dans des sons et articulé rationnellement par la raison. Ce logos-là ne peut pénétrer que par l’oreille et grâce au sens de l’ouïe. Le seul accès de l’âme au logos, c’est donc l’oreille. Ambiguïté donc fondamentale de l’ouïe : pathêtikos et logikos.
René Char : entretien avec France Huster.
F.H. : Quand nous nous sommes promenés tout à l'heure dans le pré qui longe votre maison, vous m'avez montré un muret de pierres sèches : "une preuve pléthorique", m'avez-vous dit, et, avez-vous ajouté devant quelques pierres grisonnantes sous les racines d'un arbre, "une trace".
R.C. : probare, c'est éprouver, et, plus tard : jeter en avant la preuve. La trace, elle, est l'habitante négligeable du présent. Elle ne cherche pas à développer un plaidoyer mais reste un souvenir vite reconnu, un gué de hasard... Mais toutes deux, la trace et la preuve nous sont essentielles. Ce qu'on peut rechercher, c'est le langage de ces objets qui sont à la fois l'un et l'autre... Les traces ne doivent pas forcément demeurer et cette preuve d'un mur jonché de ronces, sur lequel s'appuie un amandier élargi, ne sait rien évoquer sinon une des anciennes limites du jardin, ou un coup d'arrêt au pluies d'octobre et de mars qui devaient dévaler du coteau. Longtemps nos ancêtres ont dû regarder les orages se précipiter et la foudre griller les bois. De cet effroi et de cette contemplation est apparu le feu conquis.
Nadine Meyran : écritures.
Voici ce que j'essaie de penser : Comment nos écritures, nos oeuvres, bordent-elles un "jeu-hors je"? Comment, grâce à elles, approcher, sans y tomber, le bord du trou? Et, laissant des traces, retourner chez nous, puis y revenir, y voir, un peu, la mort, la jouissance?
Peter Sloterdijk lecteur de René Char.
La transcendance est une dimension rythmique,pas métaphysique. On est toujours suffisamment ailleurs-qui donc est vraiment là? Et quand? Il y a peu, j'ai trouvé quelque part chez René Char une phrase qui me trotte dans la tête : Si l'homme, de temps en temps ne fermait pas, souverainement les yeux, écrit-il, il n'aurait bientôt plus rien qui mérite d'être contemplé...Fermer souverainement les yeux, c'est peut-être un nom de code poétique pour "dériver", se reposer.
Punto. François Meyronnis.
La littérature n'est vraiment littéraire que comme SCIENCE DE LA JOUISSANCE. Tout, en elle, procède du PUNTO et s'y dirige.
C'est d'ailleurs vrai de toute poésie :poésie de peinture, poésie de musique, poésie de danse,poésie de révolution,etc.
Et, d'une autre façon, non recueillie,pas encore passée au crible, de la poésie contenue dans chaque fragment d'existence, présente même dans la vie la plus étriquée, la plus soumise au on-dit.
Paule Pérez: non-lieux et empreintes.
"Couper des non-liens, des non-lieux, voir ce qui reste au fond; comme dans la chanson d'Alain Souchon : "Passez votre amour à la machine, faites bouillir pour voir si les couleurs d'origine peuvent revenir; est-ce que l'on peut passer à l'eau de javel les sentiments?"
"Quelque chose va au-delà de ma compréhension et m'y ramène en même temps. Effets sans cause ou effets qui naîtraient d'une trace, d'une empreinte dont il ne resterait que l'empreinte, l'effet d'une in-formation, pas l'information en elle-même...Entendu ce matin à la radio, qu'il y a un genre de parc de la trace et de l'empreinte dans les Pyrénées; un type appelé Orengo a créé un genre de musée pour que les gens reconstituent une histoire, un monde,en partant d'une empreinte- de pas, d'animal, quoi d'autre...d'immatériel."
René Char :"Faire chemin avec"...
"Comme on s'extrait de l'épaisseur du soir, disparaître de la surface des livres pour que s'en déverse le printemps migrateur, hôte que notre corps non multiple gênait."
"Nous n'avons pas commis le crime d'amont. Nous avons été déssaisis dès le glacier; au même moment accusés, et incontinent flétris. Quelques réchappés errent deçà-delà, banlieusards. La jeunesse de nos états affectifs les montre intacts."
Héraclite d'Ephèse selon René Char.
René Char
"Notre héritage n'est précédé d'aucun testament"
In Sém. "Le Transfert" Jacques Lacan.
On retire au sujet son désir,et,en échange, on l'envoie sur le marché, d'où il passe dans l'encan général
Lacan et le regard.
In "écrits"; Jacques Lacan.
"Les seuls hommes de vérité qui nous restent [sont] l'agitateur révolutionnaire, l'écrivain qui de son style marque la langue"
Volupté de l'engagement.
Volupté de l'engagement selon Lydie Salvayre.
M'engager dans l'écriture, c'est engager ma volupté dans cette chair du verbe. C'est l'étreindre, l'embrasser, la coucher, comme l'on dit si bien. C'est m'engager dans cette volupté avec la certitude qu'aucune phrase au monde ne pourra jamais se réduire à son sens. Pas d'écrit qui vaille, fût-il le plus intelligent, sans cette volupté trouvée dans la chair du verbe, et transmise.
Orphérisson.
Orphérisson ( Noëlle Combet)
Chez le hérisson, les deux sexes sont semblables. Il porte environ 6000 piquants érectiles. Se déplaçant d'une démarche rapide, mais irrégulière, comme bosselée, il s'interrompt souvent pour humer l'air. Il dépose ses crottes au hasard. Elles sont d'un noir diamantin et de taille variable (10mm.environ de diamètre et 4cm. de long)...Elles contiennent sovent des élytres et autres débris animaux et végétaux, ses "fleurs du mal" pour ainsi dire...Dans la nature, c'est un "promeneur solitaire" et sur les grand routes civilisées, on le voit souvent écrasé...comme la poésie sur le macadam contemporain.
Scyignes1
Scyignes2
Sigmund Freud: "Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci"
"Lorsque Léonard, au faîte de son existence, rencontra de nouveau le sourire de ravissement bienheureux qui jadis avait animé de ses jeux la bouche de sa mère quand elle le caressait...il était devenu peintre, et c'est pourquoi il s'efforça de recréer ce sourire avec son pinceau et il en dota tous ses tableaux- la LEDA, le JEAN- BAPTISTE et le BACCHUS-."
Freud au balcon.
Héraclite
Tout passe et rien ne demeure...Tu ne saurais entrer deux fois dans le même fleuve.
Prendre le large.
Giorgio Agamben
L'enjambement, d'une autre manière que le blanc mallarméen, qui annexe la prose au champ du poème,est pour le vers une condition nécéssaire et suffisante
Enigmatique enjambement.
La césure selon Hölderlin.
C'est "la parole pure, l'interruption antirythmique, qui s'oppose, au point culminant, à la suite et au charme des représentations, afin que devienne manifeste, au lieu de leur alternance, la représentation elle- même."
Pierre Alferi.
"Tout ce qui est balancement,vitesse, syncope relève de la syntaxe. Ainsi entendue, la syntaxe est bien plus que la squelette de la phrase, c'est son système circulatoire :ce qu'il y a de rythmique dans le sens."
Giorgio Agamben
"L'homme seul parvient à interrompre, dans la parole, la langue infinie de la nature et à se poser pour un instant face aux choses muettes. La rose informulée, l'idée de rose n'existe que pour l'homme."
Traversée du nihilisme: L'arbre d'avant
Traversée du nihilisme: L'arbre d'après
Jorge Semprun dans"L''écriture ou la vie"
Dehors, la nuit était claire, la bourrasque de neige avait cessé. Des étoiles scintillaient dans le ciel de Thuringe. J'ai marché d'un pas vif sur la neige crissante, parmi les arbres du petit bois qui entourait les bâtiments de l'infirmerie. Malgré le son strident des sifflets, au loin, la nuit était belle, calme, pleine de sérénité. Le monde s'offrait à moi dans le mystère rayonnant d'une obscure clarté lunaire. J'ai dû m'arrêter, pour reprendre mon souffle. Mon coeur battait très fort. Je me souviendrai toute ma vie de ce bonheur insensé,m'étais-je dit. De cette beauté nocturne...J'ai levé les yeux...Sur la crête de l' Ettersberg, des flammes orangées dépassaient le sommet de la cheminée trapue du crématoire.