Cela
fait déjà quelques lunes que les syllabes du mot « hapax » se
sont mises à trottiner mélodiquement
dans ma tête, d’abord à pas menus de souriceau, se transformant ensuite, de
façon plus sonore, en un piétinement pachydermique, et rythmant, pour finir,
une danse primitive...
Je
me suis donc mise à cheminer avec ce mot en rassemblant mes idées. Le
« Robert » rappelle son étymologie grecque : hapax (une seule
fois) legomenon (parole dite), d’où la définition proposée par ce dictionnaire :
mot, forme, dont on ne peut relever qu’un exemple (à une période donnée) ;
ainsi le mot mallarméen « ptyx » est-il un hapax. Ce terme a été inventé
par Mallarmé en panne de rime en « ix » dans le sonnet « Ses
purs ongles » :
« Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx
Aboli bibelot d’inanité sonore... »
Bien
mieux armé que son patronyme ne le laisse entendre, l’auteur a su, par
nécessité poétique, inventer ce qui n’existait pas. Hapax donc, à propos duquel
il est amusant de constater que de nombreux chercheurs- commentateurs se sont
escrimés en vain à trouver un sens alors qu’une clef de l’énigme leur était,
peut-être, proposée au vers suivant, si l’on considère qu’un effet
d’enjambement permet de lire : « nul ptyx aboli bibelot... », donc
de penser qu’aucune sonorité ne peut être vaine, frappée
d’ « inanité » lorsque
surgit un désir mélodique. Magie de l’élan poétique qui nous dépêche là, ce
ptyx, cri facétieux d’une alouette lulu, étincelle suraiguë jaillissant d’un
feu de cheminée, ou bondissement joyeux d’un bébé marsupial.
Approfondissant
mes recherches à l’aide de Wikipédia,
j’ai découvert le concept d’ « hapax existentiel », forgé par
Jankélévitch puis développé par Onfray.
Selon Jankélévitch
« toute vraie occasion est un hapax,
c'est-à-dire qu'elle ne comporte ni précédent, ni réédition, ni avant-goût ni
arrière-goût ; elle ne s'annonce pas par des signes précurseurs et ne
connaît pas de "seconde fois"». (« Le je-ne-sais-quoi et
le presque-rien ») Ainsi de la perte d'un enfant, pour sa mère : « Mais l'enfant qu'elle a perdu, qui le lui
rendra ? Or c'est celui-là justement qu'elle aimait... Hélas, aucune force
ici-bas ne peut faire revivre ce précieux, cet incomparable hapax littéralement
unique dans toute l'histoire du monde » (« La mort ») Il
s’agit donc, pour ce philosophe, d’une expérience inédite et surprenante qui
inaugurera une réorientation affective et cognitive sur le chemin d’une vie.
Elargissant
ce point de vue, Onfray déclare que le concept d’hapax
existentiel permet de montrer que toute pensée naît d'un
corps : « Un hapax existentiel est ainsi
préparé, mûri, fabriqué par le corps puis révélé dans les enthousiasmes qu'on
peut ensuite constater » (« L’art de jouir »)
Il
donne, entre de nombreux autres exemples, celui de Montaigne tombant de cheval,
de Rousseau saisi par une « illumination » sur
le chemin de Vincennes et évoquée dans une lettre à Malesherbes : « Oh Monsieur, si j'avais jamais pu écrire le quart
de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurais fait
voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j'aurais
exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j'aurais
démontré que l'homme est naturellement bon et que c'est par ces institutions
seules que les hommes deviennent méchants. »
C’est
aussi au terme d’une transe près d’un rocher à Silva Plana que
Nietzsche
a la foudroyante intuition de « l’éternel retour », L’hapax
existentiel est, selon Onfray, générateur d’invention philosophique pour chaque
penseur qui en fait l’expérience.
Selon
Benjamin Constant, « certains substantifs n'ayant pas de forme féminine,
ils sont naturellement source de néologismes et, dans sa Correspondance,
il propose l'hapax
« prédécessrice » qui n’a pas connu de prospérité. Un hapax
pourrait-il être ici un néologisme qui n’aurait pas réussi dans la vie ?
La « dive bouteille » de Rabelais, devenue formule d’usage, a gagné,
quant à elle, une existentielle légitimité linguistique.
Au
terme de ces diverses perspectives, je
me suis prise à songer que ma naissance était donc un hapax, de même que ma
nomination ; et que ma mort en serait un autre, ultime.
Si
l’on s’en réfère à Montaigne selon qui l’on ne peut dire qu’au moment de sa
mort, si un être humain a réussi sa vie, alors, il y a peu de chance que je sache,
sauf à vivre mon terme en pleine lucidité, si ma naissance aura été ou non un
hapax réussi. Et, entre deux hapax, je vis comme ce personnage d’un film de Mathieu
Kassovitz : il tombe du haut d’un immeuble et, a chaque étage
rencontré , tête en bas , il prononce : « Jusqu’ici tout va
bien ».
Entre
l’hapax initial, quelques autres, rencontrés au passage, qui me firent manquer
un étage ou « chuter vers le haut », entre ces « hapax
existentiels » et l’hapax final, je peux dire aussi :
« jusqu’ici ça va»... et souhaiter qu’aucun parachute, surtout, ne s’ouvre, qui ferait écran
d’amnésie ou d’ab- sens avant l’atterrissage, me privant de la lucidité du dernier
hapax.
N.C.