« Individu » ?
Le
premier mot du titre appelle une précision. Selon le philosophe, l’
« individu » est encore à
naître dans la mesure où le fascisme, le
collectivisme, le libéralisme ont en commun de nier un individu qui, dans une
reconnaissance de l’autre, (de étant à entendre dans un sens
subjectif et objectif), se réaliserait comme sujet s’autorisant à dire « je » en son nom. L’individualisme est donc ici à distinguer clairement de
l’égoïsme et serait au contraire lié à l’altruisme. L’individu ne pouvant
surgir que dans une interdépendance ; il aurait la qualité d’un être
humain se constituant dans une éthique et une bienveillance. Il serait
« sympathique » terme que l’auteur emprunte à Adam
Smith dont il ne se fait pas faute, par
ailleurs, de contester les théories annonciatrices du libéralisme.
La
formulation « l’individu qui vient » fait écho et contrepied à l’ouvrage d’Agamben : « La Communauté qui vient » suggérant que l’individualisme serait à l’écart de toute
chapelle.
Pour
approcher cette hypothèse de l’individu
qui vient…après le libéralisme, l’auteur énonce sa conviction que le futur se
récolte dans le passé dont il fait
formes nouvelles. Il revient donc en
arrière le long des deux faisceaux de fils, l’un religieux, l’autre, grec, qui
ont, jusqu’à il n’y a guère, tissé nos
comportements et nos vies. Dans l’usure progressive de ce tissage, se
constituent de nouveaux motifs.
Le maillage religieux
Entre
le fil religieux et le fil grec l’on
peut repérer des analogies, ce qui
explique peut-être qu’ils se soient effilochés tous les deux en même temps à partir du XVIIIème siècle.
Le
premier prend naissance après le sac de Rome par les Wisigoths en 450. Averti,
Augustin, évêque d’Hippone (l’actuelle Annaba), dans le souci de sauvegarder les
valeurs religieuses, écrit « La
Cité de Dieu. Il y oppose très radicalement l’amour de Dieu à l’amour de soi.
L’amour de soi est catégoriquement
prohibé, ce qui fait surgir une question immédiate : comment aimer si l’on ne s’aime pas un peu
soi-même ? Le soi ne peut
devenir sujet qu’à s’entendre et s’apprécier suffisamment ; il ne peut
être seulement un objet méprisable. Peut-on penser que cet interdit trop lourd
portant sur l’amour de soi engendrera une sorte de « retour du
refoulé » dans la forme libérale qui sera celle de l’économie à partir du
XVIIIème siècle ?
Augustin
d’autre part souligne la nécessité d’un renoncement à trois formes de
libido : la passion des sens, celle
de posséder et dominer, celle de concevoir et savoir. Là encore, le renoncement
proposé est radical et permet de comprendre, particulièrement en ce qui
concerne la troisième forme, les antagonismes de l’Eglise et de la
science : il faut « croire » et non questionner.
Une
première maille se rompt avec Pascal qui, habité par sa passion de voir,
savoir, philosopher, ne cesse en même temps d’interroger sa foi, de s’auto
accuser, se mépriser, dans une sorte de mélancolie qui explique peut-être sa
mort précoce.
Son
ami et disciple Nicole se démarque de lui en revendiquant un amour de soi « éclairé », ce qui
deviendra avec Locke en 1680 un amour de soi « éclairé » et « inoffensif »
Avec
Calvin, un pas considérable est franchi dans le sens « économique »
de l’amour de soi. Alors que Claude de
Sachins, seigneur d’Asnières lui demande
conseil, il se déclare favorable à la généralisation du prêt avec intérêts.
Jusque là, l’usure était interdite en
Grèce ancienne ainsi que, généralement, dans les peuples des trois religions et
plus précisément entre coreligionnaires.
Le
protestantisme calviniste étant dominant, dans la société anglo-saxonne, l’idée
s’y répand renforcée de la conception de Nicole passée par Locke :
l’augmentation de la richesse collective serait un indice de la vertu publique.
Le fondateur britannique du méthodisme John Wesley déclarait en chaire dans la seconde moitié du XVIIIème siècle : « Il nous faut exhorter les chrétiens à
gagner ce qu’ils peuvent et à épargner ce qu’ils peuvent, c'est-à-dire à
devenir riches » Cette exhortation à l’enrichissement sera, après plusieurs siècles, le dogme
M.Thatcher et G.Bush. Mais nous avons la
preuve, dans notre actualité que les pays anglo-saxons ne sont pas seuls
concernés.
C’est
donc en cette seconde moitié du XVIIIème siècle que l’héritage augustinien continue à se retourner : deux des libidos sont
désormais, complètement réhabilitées, la troisième (savoir), par
l’intermédiaire de l’évolution scientifique, la seconde (avoir), dans un nouvel
idéal économique.
Le maillage du logos grec
A la
tripartition augustinienne des libidos, fait écho la conception des trois âmes
dans la Grèce antique. L’âme d’en haut
(noûs), représente, dans la tête la faculté de connaître, chercher,
philosopher, celle d’en bas (epithumia), est le siège des passions, situé dans
le ventre. L’âme intermédiaire, (thimos) se trouve dans le cœur. L’ensemble des
trois âmes est la psyché.
L’âme
haute ne se réduit pas au conscient. On peut en effet accéder à la connaissance
par de multiples voies ainsi que le démontre Socrate quand il évoque son
« daimon » (démon ? Génie ? Un ancêtre de l’inconscient, à
coup sûr !)
L’âme
intermédiaire est un variateur permettant une modulation, soit de l’âme haute,
soit de l’âme basse. Il comporte une connotation colérique. Dirigé vers l’âme
haute, il peut en renforcer la noblesse et prend alors la forme d’un courage
qu’on peut relier aux premières lignes
de l’ « Iliade » : « Tout
a commencé par la colère d’Achille »…N’oublions pas que cette colère
était justifiée et que courage et vertu sont restés longtemps sémantiquement
liés.
Générateur
de vertu lorsqu’il est ascendant, le thimos conduit à l’enfer des pulsions et
passions quand il se dirige vers l’âme basse y produisant l’enfer du « pathos ».dont l’équivalent
latin est « passio ».
L’objectif
de cette catégorisation est claire : le
pulsionnel doit être domestiqué. La passion n’est pas mauvaise en soi ;
elle ne le devient que si elle n’est pas orientée par le thimos vers l’âme
haute. Les grandes tragédies grecques sont porteuses de ce message.
Après
le VIème siècle av.J.C., au moment où naît la philosophie, ces idées cessent d’être le
privilège d’une élite pour devenir une pédagogie s’adressant à tout enfant grec
à qui il convient , en tant que futur citoyen, d’enseigner la nécessité d’une
maîtrise des passions. C’est dans le cadre de la schole (l’école) qu’est dispensée
cette pédagogie. Dans « Les
Lois », Platon précise que la
musique en fait partie en tant que transformation des affects subis en une
forme à partager avec tous.
Pourtant,
dans les dialogues de Platon, on rencontre aussi des défenseurs de l’âme d’en bas. Dans le « Gorgias », Callicles soutient
la nécessité de céder à l’âme viscérale,
de réaliser toutes ses passions à n’importe quel prix à l’instar des animaux.
Calicles,
il est vrai, est un sophiste et R.D. Dufour affirme dans la suite de son
analyse que les arguments des sophistes sont de l’ordre de la perversion et que
le libéralisme en est imprégné. Un autre acteur du livre II de « La
République », Glaucon, prend le parti de l’âme basse ; mais Socrate
le pousse à se demander jusqu’où la
passion peut conduire et Glaucon indique dans sa réponse qu’elle conduit à la pléonexie (pleon : plus et echein : avoir). Elle conduit donc
à l’avidité avec, en grec, une connotation d’injustice, d’actions accomplies au
détriment des autres. Avoir plus de biens, de jouissance, de pouvoir. Cette
quête est au service de l’amour de soi de l’orgueil, la concupiscence etc.
Platon
pense, en poussant Glaucon a quia, avoir démontré les dommages engendrés par la
pléonexie, ce qui aura valeur de vérité jusqu’au XVIIIème siècle seulement car
à cette époque, au seuil de notre modernité, si le primat de l’âme haute est
réaffirmé par les Lumières allemandes (Aufklärung),
il ne le sera pas par les Lumières anglaises ( Enlightement), ainsi que l’indique ce dialogue à distance entre
Smith et Kant :
1764 : Adam Smith, père du libéralisme : « Tout a
un prix » (une valeur d'échange)
1785: Emmanuel Kant : « Tout a ou bien un
prix ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son
équivalent; en revanche, ce qui n'a pas de prix, et donc pas d'équivalent, c'est
ce qui possède une dignité »
Pour Smith,
la règle est la sauvegarde égoïste des intérêts personnels. Pour Kant, la règle
est altruiste : l’impératif catégorique inclut la considération de
l’autre. Pour Kant, il faut se donner
une loi (régulation). Pour Smith, il s’agit de laisser faire (dérégulation)
De quelle pensée Kant et Smith procèdent-ils ?
S’il est
évident que Kant est un héritier des théories religieuses comme de la pensée
grecque, l’on sait moins que Smith reprit
en les nuançant, les thèses du néerlandais
Bernard Mandeville .
En tant que
médecin, Mandeville avait constaté que beaucoup de symptômes du corps et de
l’esprit provenaient d’une répression des pulsions. Il en conclut qu’en libérant les instincts, on favorisait
la santé mentale. Il voulut extrapoler cette découverte au corps social et
publia à cette fin sa « Fable des Abeilles » dont le titre original est « The Fable
of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits »
Comme on peut le lire sur le site Wikipédia, sa
thèse principale est que les actions des hommes ne peuvent pas être séparées en
actions nobles et en actions viles, et que
les vices privés contribuent au bien public tandis que des actions altruistes
peuvent en réalité lui nuire. Par exemple, dans le domaine économique, il
dit qu’un libertin agit par vice, mais que « sa
prodigalité donne du travail à des tailleurs, des serviteurs, des parfumeurs,
des cuisiniers et des femmes de mauvaise vie, qui à leur tour emploient des
boulangers, des charpentiers, etc. ». Donc la rapacité et la violence
du libertin profitent à la société en général.
Cette
conception heurta l’opinion publique et l’homme fut diabolisé mais ce qui
pouvait être recevable dans sa pensée fut repris et amendé par Smith qui, d’une
part le critique, d’autre part reprend sa thèse.
On peut
noter le même mouvement de R.D.Dufour qui emprunte à Smith la formulation d’individu
« sympathique » tout en critiquant à travers lui l’ancêtre du
libéralisme.
Délitement de l’héritage :
.C’est
donc à partir du XVIIIème siècle qu’une nouvelle histoire commence à s’écrire pour l’humanité :
celle du libéralisme. Le nouveau discours qui la porte, R-D. Dufour nomme de
façon pertinente le « récit
du Divin Marché »
car les théories de Mandeville selon qui
« les vices privés font la vertu publique » trouveront un écho littéraire dans l’œuvre du
Marquis de Sade.
Celui-ci se
fait l’apôtre d’une nouvelle religion mettant en scène dans un style
remarquable qui lui a valu sa célébrité, mi messianique, mi ironique, les malheurs de la vertu. Selon Sade, c’est
le vice qui favorise le bonheur.
Nous y
reconnaissons la thèse de Mandeville : les vices privés favorisent le bien
public.
Avec « le divin Marquis », tombait à son
tour le premier des interdits augustiniens, celui qui portait sur la passion des sens ; de
même l’âme viscérale de la sagesse grecque, prenait, dans un renversement
spectaculaire, la première place.
Une analyse rétrospective de l’héritage
R.D.Dufour
considère comme légitime de contester les idéologies héritées de la religion
comme du logos grec, lesquelles justifient depuis notre passé lointain jusqu’à récemment,
et parfois actuellement, l’oppression exercée par un père ou un maître tout
puissant.
Cette
figure, nous la connaissons bien et il suffit de relire les pièces de Molière
pour en retrouver les excès, non exempts de perversion, dans Orgon, (Tartuffe)
ou Arnolphe (L’Ecole des Femmes),
figures paternelles calquées sur le principe de la monarchie absolue de droit
divin.
R.D.Dufour
tente de questionner ces excès, pointe en particulier, dans les principes
religieux traditionnels, parmi toutes les oppressions et répressions, la domination des femmes par les hommes.
Il met en lien cet excès avec la volonté masculine de transmission du patrimoine :
pour être sûrs que c’est bien leur
patrimoine qui est transmis alors que « le père est incertain » les
hommes ont voulu contrôler l’utérus des femmes. Ainsi sont-ils devenus, selon la
formule percutante de l’auteur, « les rois des cons » ; mais
interroge-t-il « est-il possible de
contrôler les cons ? » Utérus,
hystérie ne peut-on s’empêcher de
penser et l’hystérie est bien
l’une des réponses féminines (mais parfois aussi masculine) à la domination. La
psychanalyse peine à proposer une alternative : ce que Freud n’a pas vu,
selon R.D.Dufour, c’est que si une femme
aurait voulu posséder le pénis ; un homme, de son côté désirait posséder l’utérus,
ce qui explique sa pulsion d’emprise et de contrôle. Il écrit :
« On peut penser que Freud en aurait compris un
peu plus s’il avait pu être plus perspicace
du côté des hommes. Il aurait compris que, le plus souvent, les femmes
n’avaient guère d’autre choix que de jouir là-dedans, dans cette domination.
[…] Nous pensons que si la sexualité est, pour une part, restée pour Freud
obscure, c’est tout simplement parce qu’il était alors impossible de bien
comprendre ce avec quoi les femmes
devaient s’arranger […] ce qui veut dire qu’elles ont dû s’arranger non pas
avec des hommes de l’engeance « homme » tels que l’éternité les avait
fabriqués et identiques à eux-mêmes en toute circonstance mais avec des hommes
bien spéciaux, bref des hommes comme on dit aujourd’hui
« patro-centrés ». C'est-à-dire des hommes définis par le
Patriarcat […] Un homme patro-centré est celui qui ne peut occuper qu’une
place, celle du con-trôleur »
Quant à
Lacan, s’il s’est avancé assez pour
énoncer qu’une femme est « pas
toute », c’est encore en référence à un ordre phallique, donc sans
sortir là d’une théorie phallogocentrée. « Cela
ne désigne pas, écrit-R ; D Dufour un être femme toujours et partout mais
un être femme dans les conditions du patriarcat »
C’est que
ces deux théoriciens ne pouvaient renoncer à protéger le Père sous la forme
privilégiée de Moïse dans la théorie freudienne ; dans l’impact du
signifiant « Nom du Père » dans la théorie lacanienne.
Mais du côté des opprimés, il y a aussi des
hommes, les ouvriers et prolétaires,
descendants modernes des esclaves de l’Antiquité, ceux que l’on dépossède de
leur travail.
Si la
psychanalyse peine à sortir les femmes d’une assignation à l’enfantement ce qui
nécessite un accaparement de leurs organes et de leur esprit, l’on peut voir,
du côté des hommes dominés, la même sorte d’accaparement de leur main et de
leur intelligence et la confiscation de leur travail dans la récupération de la
plus-value par le maître, c'est-à-dire le capitaliste.
Mais pas
plus que la psychanalyse en ce qui concerne la domination des femmes, le
marxisme n’a pu avoir d’effet significatif en ce qui concerne celle des hommes.
Ayant analysé les principales formes
d’oppression qu’a fait peser l’ordre patriarcal. R.D.Dufour les verse au compte
de contraintes inutiles venues délégitimer celles qui sont nécessaires à la
survie des personnes et des sociétés. Il cite à ce sujet Marcuse :
« Alors que n’importe quelle
forme du principe de réalité exige déjà un contrôle répressif extrêmement
étendu et intense sur les pulsions, les institutions historiques spécifiques de
la domination introduisent des contrôles additionnels par-dessus ceux qui sont
indispensables à toute association humaine civilisée. Ce sont ces contrôles
additionnels naissant des institutions spécifiques de la domination que nous
nommons surrépression »
Un nouveau maître
Si des images de toute-puissance ont contribué à
toutes les formes de fascismes et d’autoritarismes privés et sociaux que nous
connaissons, si le marxisme a versé, lui aussi, dans le totalitarisme, le
libéralisme pouvait apparaître comme libérateur ainsi que semble promettre son
nom.
En réalité, l’ère libérale instaure une nouvelle oppression qui
menace notre époque. Smith ayant pris l’avantage sur Kant en ce qui concerne
l’évolution de nos sociétés à partir du XVIIIème siècle, R.D.Dufour, après
avoir dénoncé les abus de ce que, par commodité, on peut nommer l’ordre ancien,
justifie la nécessité d’un « droit de retrait » vis-à-vis de
l’hégémonie du « Marché » et du récit qu’il nous impose.
C’est
que de nouveaux abus -sans toujours, remarquons-le en passant, se substituer
aux anciens-, pèsent sur ce qu’il est convenu de nommer la post-modernité.
Et
l’injonction essentielle dont nous charge le « Divin Marché » est
celle de la jouissance sans limite dans la pléonexie. Ce terme, en grec
pleonexia , a été vulgarisé par le législateur athénien Lycurgue ( 890-824 av.
J.C.) et désigne, on l’a vu, le désir d’avoir toujours plus, y compris plus que
les autres et plus que ce qui nous revient aussi bien dans le domaine financier
que dans celui de la puissance.
Cette avidité étant exponentielle, on
comprend que le pouvoir d’argent ou de prestige social ouvre la voie a toutes
les concupiscences de biens, de prestige ou de sexe que l’on voit se déployer
aujourd’hui.
Le
sentiment de toute-puissance que flatte ce nouveau discours nous donne à croire,
entre autres, que nous aurions l’opportunité de choisir un autre corps un autre
sexe…comme si c’était possible. Nous
pouvons tout au plus, poussés par les intérêts ou les fantasmes, les nôtres et ceux de quelques autres, changer d’apparence.
.De
cette illusion, l’auteur donne un exemple extrême, en reprenant le fil du désir
masculin de posséder un utérus. Il évoque une photo et un article publiés en
janvier 2010 par le New York Daily News de deux hommes dont l’un était
apparemment enceint. Deux hommes
vivant en couple vont pour la première fois avoir un enfant ensemble »;
Quel effet d’image et d’annonce !…Mais en réalité, il s’agissait de deux
femmes transsexuelles donc opérées pour avoir l’air d’hommes. La presse a tout
simplement omis de préciser que cet homme
serait toujours une femme en dépit des apparences. Mystification qui peut donner à croire que l’impossible serait
possible !
Bref,
après avoir été pris dans des assujettissements totalitaires, nous le serions
maintenant dans ceux d’une toute jouissance…Nouveaux commandements du
« Divin Marché » qui nous font régresser dans une bulle maternelle
que R.D.Dufour évoque sous la forme d’un
dialogue direct, sans médiation « Jouissez
mes petits, mais ne me quittez pas sinon je vous dévore. »
Quelques objections
D.R.Dufour
regrette que les philosophes les plus proches de nous n’aient pas discerné le
piège et y soient tombés, se laissant leurrer. Il évoque tour à tour Foucault
et Deleuze. Selon lui, le premier, privilégiant le « souci de soi »
se serait montré complice de l’idéologie libérale ; le second plus encore, dans
l’illusion que l’on pouvait « achever » le libéralisme en allant plus
vite que lui, ce qui aurait ouvert la voie
à une récupération marchande. Il donne l’exemple de l’apologie deleuzienne du
nomadisme et de son instrumentalisation par Bouygues
dans le lancement de sa carte « Nomad »
Il
épargne Derrida mais lui reproche de considérer l’indécidabilité comme un principe fondamental.
Dans
une même logique il conteste tous les
tropes paradoxaux, en particulier l’oxymore. Ces figures stylistiques
viendraient, selon lui, fonder les sophismes qui accompagnent la perversion de la
société contemporaine. Il considère le sophisme comme une formulation
provocatrice et illogique qui consiste à vouloir faire prendre des vessies pour
des lanternes, sur le modèle de l’affirmation de Mandeville : «
Les vices privés font la vertu publique ».
L’une
des conséquences est, dit-il, que même la loi se pervertit : ainsi,
obliger à appeler « Monsieur » une femme transsexuelle légalise le
mensonge.
Il y
a peut-être lieu d’énoncer sur ces points quelques objections. Tout d’abord
Foucault, dans sa contestation des pouvoirs, ainsi qu’en témoignent ses engagements et
aussi ses écrits, n’a pas séparé le souci de soi de celui des autres. Il
intitule l’un de ses derniers dossiers Les Autres en soulignant la transversalité des relations
humaines. En ce qui concerne Deleuze, il
a eu le mérite d’opposer à tous les rails rectilignes de la pensée des lignes
de fuite ouvrant d’autres espaces ; ses
rhizomes sont venus objecter à la pure verticalité. Enfin, Derrida, optant pour l’indécidabilité cherche à éviter que l’on s’amidonne dans des certitudes.
Pour
ce qui est des tropes, et si l’on ne considère ici que l’oxymore, il faut lui reconnaître cette
fonction non négligeable d’ouvrir des vides
médians indispensables dans le domaine de la philosophie, de la poésie,
mais aussi dans nos comportements…Faute de quoi le nouveau maître et les
anciens pourraient bien faire alliance dans une oppression démultipliée. et l’individu qui vient se voir condamner à un dessèchement.
Il
semble que R.D.Dufour reste dans une
logique binaire aristotélicienne pour laquelle A est ou bien n’est
pas.
C’est
oublier que, selon d’autres logiques philosophiques, on peut approcher la
réalité autrement, à l’aide du tetralemme en particulier,
c'est-à-dire quatre hypothèses et non
deux. On se guide alors avec et entre quatre propositions pour approcher une réalité :
1 :
A est 2 : A n’est pas
3 : A ni n’est ni n’est pas 4 : A est et n’est pas.
Cette
constellation logique est évoquée dès l’Antiquité par Pyrrhon mais apparaît
aussi, depuis des siècles sous la forme du catuskoti,
en tant qu’expression de la coproduction conditionnée qui est l’un des fondements
du bouddhisme et conduit à prendre en
compte l’existence du vide médian et de la vacuité.
La
pensée occidentale a adopté le dilemme, c'est-à-dire cette logique binaire se
fondant sur le principe de non contradiction et du tiers exclu et ne retenant
donc que les deux premières propositions du tetralemme.
L’individu qui vient après…
devrait-il se priver de toutes les ouvertures philosophiques, littéraires,
scientifiques en particulier dans le domaine de la physique, proposées par la
pratique du tetralemme dont le quatrième lemme est clairement oxymorique ?
A noter que c’est en référence au tetralemme que Derrida a fait une place de
choix à l’indécidabilité.
C’est
cette même indécidabilité qui peut faire questionner le grief fait au droit par
R.D.Dufour, d’une excessive tolérance Il
en appelle, pour souligner une complicité du juridique avec le tout
possible, à des situations tout de même très minoritaires, voire exceptionnelles
et s’il faut souvent lui donner raison, force est de reposer l’éternelle
question : la loi doit-elle tout
prévoir et donc essentiellement interdire ou doit-elle accompagner le moins mal
possible une évolution sociale qui, de toute façon s’imposera sauf à mettre
en place un ordre très répressif ?
Une analyse précieuse, voire
indispensable
De
telles réserves ne me semblent pas liées au fait que l’on ne puisse s’extraire
de ce qu’il nomme, de façon un peu excessive la vulgate nietzscheo-foucaldo-deleuzienne, formule qui l’aide à se
défendre de l’étiquette de néoconservateur dont on l’a affublé alors que d’un
autre côté, on le traitait de néorévolutionnaire. Lui se présente comme néoconservateur et néorésistant N’y aurait-il pas là de l’oxymore ?
peut-on se demander malicieusement
.Mises à part ces réserves, et
même si on a envie d’élargir un peu au-delà de la sphère sociologique et
humaniste, les perspectives qu’ouvre l’ouvrage de R.D. Dufour, il y a lieu de
s’incliner devant ce travail du philosophe. Il représente une passerelle entre les grands discours du passé dont il fait
l’inventaire critique et le dessin d’un
futur nécessitant un saut par-dessus l’ordre pervers sur lequel se fonde le
plus souvent notre présent.
0n
appréciera surtout l’Annexe, trente
mesures d’urgence pour créer un milieu offrant à chacun quelques chances de se
réaliser comme individu.
On
remarquera en particulier la proposition
29 qui préconise un changement du système électoral pour éviter
l’infantilisation des électeurs conviés à un pugilat, un événement sportif ou un concours d’images
plutôt qu’à un débat démocratique.
Tout
serait, selon lui, différent et nous
inviterait à réfléchir si nous devions élire un collège de quelques personnes
avec un système de présidence tournante par tirage au sort.
Ces trente mesures proposées sont des outils de résistance cohérente car
jusqu’ici, l’on a bien vu fleurir des attitudes oppositionnelles mais elles
restent égoïstes, peu crédibles, mal organisées, sporadiques ou
désespérées ; les uns se retirent en s’en tenant au strict minimum
professionnel ou en participant aux dégraissages pour éviter les représailles,
d’autres, comme les « décroissants » préconisent une soustraction de
jouissance en devenant anticonsuméristes
et antiproductivistes. Les « Indignés » tentent difficilement dans
plusieurs pays de s’organiser en cherchant des voies nouvelles du côté du
« printemps arabe » Il y a des savants qui se retirent de programmes
qu’ils jugent trop scientistes…Et il y a les plus vulnérables, ceux qui
s’enferment dans une bulle dépressive ou ceux qui se suppriment n’ayant pas
trouvé d’autre voie qu’un retrait radical.
Après
les avoir évoqués, R.D.Dufour écrit que leur incrédulité et leur retrait, même
s’ils mettent en œuvre des formes de résistance, ne suffiront pas faute d’un discours philosophique systématique,
tel que R.D. le propose ici, un
discours conséquent de résistance,[…] seule alternative possible aux peurs
irraisonnées voire aux visions d’apocalypse que l’on sent monter, notamment
depuis la crise de 2008.
Pour
nous retirer du récit du « Divin Marché », il faudrait donc donc que
nous en élaborions un autre et que nous pensions
des formes de résistance. Tout
poison trouvant remède dans des antidotes, nous y serons peut-être aidés par le
fait que, de toute évidence les structures qui jusque là encadraient nos vies,
s’effondrent clairement peu à peu. Il sera donc nécessaire d’envisager de
nouveaux modes de vivre-ensemble pour reprendre une formule qui, comme par
hasard, se fait de plus en plus entendre actuellement
N.C.