A François Bretegnier ; chemin
(dao) faisant…
« Cinq concepts proposés à la
psychanalyse » est le troisième « chantier » de François
Jullien. Dans ses « Chantiers », le philosophe met au travail sa
pensée dans une recherche de pistes. Il
ne s’agit pas de faire œuvre mais de mettre en œuvre dans un déroulement de la
pensée. Ici, François Jullien montre comment Freud a inventé, par l’intermédiaire du dispositif de la cure, une
autre façon d’être au monde. Mais la théorie psychanalytique est restée en
défaut par rapport à ce progrès parce que Freud ne pouvait pas, évidemment,
faute d’un angle de vue extérieur, et malgré ses tentatives, échapper à
l’appareil conceptuel dont sa pensée était le fruit.
Ce
défaut d’un outil extérieur est ce qui, selon le sinologue, produit les
embarras et les querelles théoriques dans lesquels la psychanalyse s’entrave,
en un décalage toujours d’actualité entre ce que produit une cure et les
conclusions théoriques qui en sont tirées. Pourtant, Freud se révèle être un novateur
exceptionnel.
Fidèle
à sa méthode, François Jullien tente de prolonger les ouvertures réalisées par
le psychanalyste en mettant en regard le processus d’une cure et cinq concepts
empruntés à la pensée chinoise.
Comment
la culture européenne se faisant harakiri, s’invente
En
Europe, selon l’auteur, une tradition critique consiste à faire jouer le
négatif, ce qui a porté ses fruits durant des siècles mais aboutit à une sorte
de retournement suicidaire dont le nihilisme
pourrait être une forme car, dans le
travail du négatif, la pensée en vient à s’autodétruire. Pourtant, dans cet épuisement même, des
formes nouvelles s’esquissent, comme, entre autres, la théorie de la
relativité en ce qui concerne la physique ; l’éclairage apporté par l’anthropologie sur la
nature du « sujet » désormais perçu comme produit culturel ; ou
encore les questions posées par la
peinture quant à la définition d’un « tableau », cheminement passé
par une évolution de Gauguin à Cézanne.
Sans
doute en est-il de même du « continent
intérieur » qui vient faire pièce à la suprématie de la conscience.
Rappelons-nous d’ailleurs ce qu’énonçait Freud des trois démentis infligées à l’orgueil
humain par la science : depuis la révolution copernicienne, la terre n’est
plus le centre du monde, depuis Darwin, l’homme n’est plus qu’une espèce parmi
d’autres, depuis la découverte de l’inconscient, le « moi » ne peut
plus se croire « maître en sa
demeure ».
Mais
questionne François Jullien, dans son entreprise d’explication, le discours
psychanalytique ne demeure-t-il pas très à l’étroit et en deçà du processus de
la cure ? Sans doute, l’une des raisons en est que ce discours reste
attaché à la conviction bien enracinée depuis l’antiquité grecque que mettre le mot sur la chose nous en
affranchit.
L’on
peut penser que cette partielle illusion est toujours d’actualité dans les
écoles professant après Lacan que « le
mot est le meurtre de la chose ».
Mais
c’est avec Freud et non avec Lacan que François Jullien veut dialoguer en indiquant que le conflit entre le ça-
c'est-à-dire l’avidité pulsionnelle- et le surmoi idéalisé reproduit « la grande dramaturgie occidentale du
conflit », ce qui conduit au pathos
d’un « moi » déchiré. Pour mettre à profit un autre éclairage, il
propose à la psychanalyse cinq concepts passés par la Chine. Fidèle à sa
méthode d’investigation, il précise bien
que proposer n’est pas comparer mais
« poser devant » ; il s’agit en quelque sorte d’éclairer
l’une par l’autre des formes différentes d’approche, de les faire jouer l’une
avec l’autre, pour qu’apparaissent d’autres nuances, de nouvelles subtilités.
Ainsi, des conceptions chinoises, peuvent mettre en lumière les butées de la
pensée occidentale mais l’inverse est aussi vrai et François Jullien dans
plusieurs de ses autres ouvrages montre comment l’absence de prise en compte du conflit comme
principe dans la pensée chinoise, si on
la met en perspective avec sa valorisation dans la pensée occidentale, pourrait faire
bouger en Chine une logique d’obéissance et de domination.
En
ce qui concerne Freud, il s’incline devant son inventivité et la nouveauté de
sa pensée, mais il montre aussi comment des concepts issus de la sagesse chinoise, mettent en
lumière les obstacles qui l’ont empêché de récolter dans la théorie tous les
fruits issus du processus de la cure. Et
ce constat reste d’actualité pour la psychanalyse en général.
La disponibilité
Mettant
en regard la notion de «
disponibilité » telle que la Chine l’utilise, et le concept freudien
de ce qui a été traduit par « attention
flottante », François Jullien montre comment Freud s’est approché au plus
près de la conception chinoise mais a rencontré, dans ce cheminement, un
obstacle, dès lors qu’il a voulu théoriser. C’est que, dans le vide d’un concept
de « disponibilité, » il a
forgé cette notion de « Gleich
schwebende Aufmerksamkeit »..« Attention » traduit bien « Aufmerksamkeit » mais « flottante » ne traduit que «schwebende » et non « gleichschwebende »,
« gleich » apportant une idée d’équivalence, de mesure égale. Il y a,
dans le mot « gleich
schwebende » l’idée d’un balancement égal .Donc cette attention balancerait
sans choisir.
Voilà
qui se trouve dans une grande proximité avec le principe de « disponibilité » au
fondement de la sagesse et des conduites chinoises à la différence de ce qui se
joue autour de ce mot en Europe car la
disponibilité n’est pas, dans notre
civilisation, considérée comme une catégorie cognitive ou éthique ;
tout au plus, apparaît-elle sous la
forme d’une vague disposition à cultiver éventuellement. Le Romantisme allemand
va plus loin quand il tente de théoriser
l’ « Ouvert ». Pensons
en particulier à ce qu’en fait Rilke. Mais alors surgissent des connotations
mystiques inhérentes à notre culture.
En
Chine, dans cet « ailleurs »
qui pourrait aérer nos conceptualisations, elle apparaît comme une stratégie s’initiant dans une déprise
qui favorise une vue globale puis se résout dans une efficacité de la prise.
Cette déprise, Confucius l’évoque dans ses
« Entretiens » : «
Quatre choses que le maître n’avait pas : pas d’idée, pas de nécessité,
pas de position, pas de moi ». C’est qu’avoir une idée indique déjà un
parti-pris qui exclut une vue d’ensemble. Dans le principe de disponibilité,
apparaît, par contre, un évidement, non
par le doute s’en prenant aux préjugés, mais le délaissement d’un point de vue
arrêté, ce qui fait dire encore à Confucius : « Il n’est rien que je ne puisse ou ne puisse
pas ». Ainsi, tous les ouverts restent-ils disponibles de sorte que
l’adaptation à une opportunité ne sera pas ratée
Cette
tactique donne au thème du « juste
milieu », de la « bonne
distance », qui pourrait paraître ennuyeux, un relief inattendu car la pensée chinoise fait la différence entre « tenir
le milieu » et « tenir au
milieu » (y rester attaché). Dans « tenir
le milieu », il y a, à
l’inverse d’une fixation, une dynamique tactique.
Si
l’on regarde du côté de l’architecture, on peut penser qu’à Meknès, les voûtes
des greniers de Moulay Ismail ont été réalisées en « tenant le
milieu » de sorte que les forces se répartissent également de part et
d’autre de ce point central : l’édifice a donc résisté au tremblement de
terre de Lisbonne en 1755 alors que tout près, les écuries, architecturées
différemment, se sont effondrées. Il paraît possible d’éclairer, à l’aide de cet
exemple architectural, l’effet de nos conduites qui, si elles ne « tiennent
pas le milieu », peuvent éventuellement se révéler ravageuses.
Tenir le milieu est l’une des propriétés de
cette disponibilité qui a pour effet de ne pas manquer l’occasion, ce que Montaigne définissait,
nous dit François Jullien, comme « vivre
à propos »., Zhuang Zi nous montre
que « tenir le milieu »,
c'est-à-dire tout tenir sur un pied d’égalité, permet de remonter au « fonds indifférencié »
taoïque à ce vide à l’origine de toutes
les différences dont le Sage saura accueillir la plus infime, dans son
opportunité, sans la réduire ni la rater.
L’on
voit bien, grâce à ce détour comment le
« gleich » (égal), de la « gleichschwebende
Aumerksammkeit » freudienne avoisine cette sagesse, dans un point de vue,
lui aussi stratégique puisque de l’absence de présupposition est attendue, dans la cure, une réussite qui, le
plus souvent, est au rendez-vous.
Pourtant,
peut-on penser, « gleich »
semble tomber dans les dessous, là où se trouvent, au théâtre, les
accessoires, dès lors que, happé par l’idée de flottement, il n’est pas défini plus précisément comme favorisant une vision centrale gyroscopique rassemblant
tous les bords périphériques, n’en excluant aucun.. Est-ce ce flou qui l’a
fait disparaître de la traduction française et n’est-ce pas ce laissé
pour compte qui a contribué à une butée de la théorisation freudienne ?
C’est sans doute s’aventurer plus que ne le fait François Jullien qui s’en
tient à l’idée que la « disponibilité »
n’apparaissant dans notre culture, ni comme une catégorie ni comme un concept,
Freud, forgeant son outil, s’en est tenu à sa formulation de Gleichschwebende
Aufmerksammkeit qui sera donc son sésame.
Un
obstacle se présente alors, selon le sinologue, dans le paradoxe inhérent à cette
formulation. Une attention se veut sans intention, se défie donc de son objet « car
elle se méfie comme du pire de ce qui,
dans le dire de l’analysant, l’accaparerait ». Un risque peut se déduire de cette approche
de François Jullien : est-ce que l’attention pourrait se déplaçant tourner, comme on le dit d’une mayonnaise, se
transformant en méfiance ?
C’est
qu’une « tendance d’affect »
chez l’analyste est, à tort ou à raison, considérée comme dangereuse mais pourquoi faudrait-il
la remplacer comme l’énonce Freud, par une « froideur
de sentiment » ? N’y a t- il pas là un retour du sentiment
refoulé ? Un forçage ?
Se
tournant à nouveau vers la Chine, François Jullien pose la « fadeur » à côté de la « froideur ». La fadeur n’est pas une privation de
saveur, mais une saveur qui n’exclut pas. Tenant, ainsi qu’il l’énonce, toutes
les saveurs sur un pied d’égalité
(gleich), elle peut donc apparaître comme apte à se déplacer de l’une à
l’autre. Elle est, dit le philosophe, le fonds indifférencié de toutes les
saveurs mais, à la différence de la froideur selon Freud, elle n’est pas
prescriptive. Il ne s’agit pas ici de se défendre (coûteusement ?) de
tout affect. La fadeur de la
personnalité permet de réagir à vif à une situation, d’ouvrir un accès à une
potentialité ou à une autre.
A ce
sujet, François Jullien tire un fil entre fadeur, disponibilité et hypnose, les
trois s’enracinant dans une ouverture à tous les possibles, qui bat en brèche notre
rationalisme européen et sa conception
du Sujet souverain auquel ses facultés octroieraient une maîtrise de la
réalité.
L’allusivité
Le
terme interpelle d’entrée de jeu car il n’existe pas dans notre langue. Ce
néologisme, François Jullien l’a créé et utilisé dans son ouvrage « Le Détour et l’Accès »
pour approcher ce qui, dans la poésie
chinoise, promeut l’implicite en tant que disponibilité à la multiplicité
des sens.
Ici,
il l’évoque en tant que processus d’approche indirecte d’une situation.
Dans
notre culture qui se réclame du concret, du descriptif, du conceptuel ou de
l’essence, ce mot n’a pas trouvé sa place et l’allusion, en tant que fait
langagier ou discursif s’accompagne parfois d’une connotation péjorative en
tant qu’elle est vite amalgamée avec le sous-entendu et versée au compte d’une
intention hostile. Ainsi arrive-t-il
qu’elle dessine un contexte paranoïaque.
Ce
que François Jullien éclaire ici, c’est le lien de l’allusivité et de la règle
psychanalytique qui consiste à dire tout ce qui vient à l’esprit en procédant
de façon associative. Cette exigence, à elle seule, sape l’idée que en parlant,
l’on puisse s’instaurer en sujet
disant et pensant à la fois. En même temps, elle invalide le fait que pour parler, il faut avoir quelque chose de
sensé à dire.
La
pensée chinoise nous met à distance de cette conception, en particulier dans sa
version taoïste. Zhuang zhi préconise en effet, non pas de dire quelque chose,
mais de parler « au gré ».
Aucun objet de la parole n’est, là, déterminé. « Là où il n’y a pas de référence, il y a de la référence.
Là où il y a de la référence, il n’y a pas de référence » précise
Zhuang Zhi. C’est ce que le Laozi appelle « parler sans parler ». On ne dit pas nommément, on laisse
entendre, comme dans la poésie chinoise où la solitude n’est pas directement
évoquée : un seuil envahi par l’herbe dit implicitement l’absence de
visite.
Avec ce dire qui « va sans dire », nous rejoignons la règle psychanalytique et
François Jullien exprime son admiration pour Freud qui sait jouer de l’implicite
pour viser droit au but. Freud donne d’ailleurs l’exemple de la langue
chinoise, de ses idéogrammes, pour
rendre compte de l’allusivité inhérente à la langue du rêve.
Dans
le contexte freudien, la résistance à la satisfaction pulsionnelle et le
compromis qui en résulte fait que ce qui vient à l’esprit de l’analysant n’est pas le refoulé même mais une
représentation qui s’en approche sur un mode allusif « nach art einer Anspielung ». Ainsi, dans la cure du
petit Hans, l’histoire du cheval fait
implicitement référence au lien avec le père en tant qu’objet de désir.
L’allusion
vient donc se loger dans les failles du refoulement et, dans le contexte d’une cure, l’allusivité est le mode même de l’énoncé.
Le
travail sera donc de laisser se dessiner
l’objet implicite du désir recouvert par la référence explicite. Il faudra donc
dé-couvrir sous les énoncés explicites
ou les figures du rêve le contenu latent.
Mais
n’arrive-t-il pas à Freud, comme aux commentateurs des poèmes chinois, de voir
des allusions partout ? Alors, le
trait le plus neutre ou factuel est suspecté d’être un voile. Suspecté :
c’est dire que l’on pourrait s’orienter vers une logique de pensée paranoïaque
persécutrice pour les deux partenaires d’une cure. S’instaure alors une
atmosphère de soupçon. Plus d’innocence possible ; l’interprétation ne
rencontre plus rien qui puisse la contredire puisque, écrit François Jullien,
tout « pourra toujours être dénoncé
comme déguisement et alibi » […] Alors que le « symbolique ouvre, l’allusif, en ce cas referme ».
L’interprétation « pointant toujours
obsessionnellement le même signifié ultime » risque alors de verser dans
la reproduction mécanique « sans
cran d’arrêt ».
François
Jullien conclut ce chapitre en se demandant si Freud s’est assez méfié de cette
pente sur laquelle l’allusif bloqué ne
peut plus prêter à un renvoi à l’Infini.
Le biais/l’oblique/l’influence
Si
le cheminement freudien a tant à voir avec la disponibilité et l’allusivité,
quels que furent les obstacles sur cette voie, alors il apparaît que l’analyste
ne peut se gouverner à l’aide de principes ou selon ce que l’on entend par
méthode.
Pas
de présupposition ni de modélisation possible ; la pensée, privée de repères devra se déployer à l’aveugle et en
l’absence d’un accès frontal, elle devra tenter le détour, c'est-à-dire un
mouvement oblique, se dirigeant en biais.
Le
biais, à l’inverse d’une méthode étayée par un savoir, est en quête d’un
savoir-faire. L’oblicité implique une multiplicité de facettes, d’aspects sous
lesquels envisager les choses, ce qui
exige aussi le temps du déroulement. La ligne oblique est plus longue que
la ligne droite et l’arpenter demande plus de temps. Aucun surplomb n’est
possible et il est nécessaire de partir de la situation pour choisir l’angle de
prise le plus opportun.
C’est
pourquoi, et Freud le souligne à plusieurs reprises, si des arguments sont
déployés, ils seront sans doute écoutés docilement … en vain, car il ne s’agit pas d’instruire mais de
débloquer ce qui, sans qu’on puisse le déterminer précisément, entrave un
processus de libération.
La
Chine, nous dit François Jullien s’est trouvée tout à fait à l’aise pour penser
une telle stratégie qui consiste à ne
pas affronter mais déjouer : « La rencontre s’opère de face » écrit Sunzi, stratège du IIIème
siècle chinois, mais «la victoire
s’obtient de biais » ; en déjouant, le biais, en effet, met à
découvert le système de défense de l’adversaire.
La
même stratégie apparaît en Chine dans l’usage de la parole. Ainsi Confucius
énonce-t-il que « Quand on peut
s’entretenir avec quelqu’un et qu’on ne le fait pas, on gaspille la personne
mais, quand on ne peut pas s’entretenir avec quelqu’un et qu’on le fait, c’est
sa parole que l’on gaspille »
C’est
que le sage sait, en Chine, qu’il vaut mieux influencer que démontrer.
Mais
qu’est-ce que l’influence ? François Jullien la définit comme le mode le
plus abouti de l’oblicité. Ses effets ne
sont pas directs mais disséminés, de l’ordre « non de la présence mais de la prégnance »
Dans
la culture européenne, l’influence
occupe une place marginale et, généralement, elle inquiète. Elle est souvent associée aux astres ou aux
abus d’emprise : « être sous
influence », dit-on. Quel affront pour le sujet du Cogito !
Il
se pourrait que là aussi, héritant d’une tradition intellectuelle de
rationalité, pris dans son scrupuleux souci de clarté et de scientificité, Freud se
soit trouvé prisonnier de ces préjugés. C’est que, les effets de l’influence
pouvant porter ombrage à l’autonomie du
sujet, il a préféré conceptualiser la
suggestion et le transfert.
Ne
voulant pas en revenir à sa fonction majeure dans l’hypnose dont il s’est
efforcé de se démarquer, il a réduit la portée de la suggestion à la capacité,
pour un analysant, d’accepter une interprétation. Quant au transfert, il le
présente comme l’aptitude d’un analyste à attirer sur sa personne les élans
libidinaux de l’analysant.
Il
reste peu de place entre les deux pour le phénomène de l’influence qui pourrait
advenir pourtant en tant qu’alternative à ce que suggestion et transfert ont
d’incontournable pour un temps.
« L’influence est ce reste qui ne
se limite pas au transfert et à la suggestion » et,
même si Freud, ne l’a pas absolument répudiée, il ne l’a pas, pour autant,
théorisée.
Alors,
à nouveau, regardons vers la Chine pour peut-être déplier cette question.
La
pensée chinoise ne s’exprime pas en termes d’ « Être » mais plutôt en termes d’interaction, de modification,
de transition. Dans sa physique, la notion d’écho à distance, de résonnance
mutuelle y tient lieu de causalité -
on notera en passant qu’une évolution, en Occident, s’en rapproche avec la
physique quantique-. La civilisation
chinoise a développé une intelligence des phénomènes magnétiques -et, toujours
en passant, on notera que Freud, reconnaissant la réalité de la télépathie,
s’est interdit d’aller plus avant qu’un constat pur et simple-..
Influencer,
ce n’est pas persuader, ce serait plutôt disséminer et alors la parole, à
l’instar du vent, imprime une direction mais sans visée, et répand ce qui
modifie de façon légère, sans peser lourdement. Il s’agit de ne pas dire sans
pour autant se taire. C’est pourquoi le
trigramme représentant le vent dans le YI Jing (xun) indique une propagation
indéfinie, modifiant doucement le paysage. Au passage du vent, énonce
Confucius, « les herbes
s’inclinent ». Les changements sont imperceptibles : rien de
remarquable en somme, dans ce qui évolue, en Chine, entre maître et disciple
mais au long des rencontres répétées se produit par « ambiance-prégnance un infléchissement progressif du jugement comme
de la conduite, allant jusqu’à l’inversion » N’y a-t-il pas, décrit
ici, comme un effet de vases communicants entre des
« inconscients » ? Que
veut un psychanalyste ? Persuader ou influencer ? Freud indique à plusieurs reprises que, dans la
cure, l’argumentation est vaine et il semble bien que ce qui (se) passe demande de la lenteur dans le déroulement,
que l’in(fluence) y joue donc un rôle non pris en compte par Freud dans sa
théorisation. N’y a-t-il pas alors un risque ? Cette limitation théorique au transfert et à la suggestion ne pourrait-elle- si elle laisse l’influence
et l’inter incitation sur le côté -, entraver le cours d’une cure ?
La « dé fixation »
Selon
Freud, à l’origine de la souffrance et des complications psychiques, il y a ce qu’il
nomme sous forme d’image plutôt que de concept, une « Fixierung », une fixation.
Cette fixation entravant les processus vitaux, le
travail consistera à la défaire ; c’est ce que François Jullien nomme « dé
fixation ».
L’analysant reste attaché à un trauma ou à un objet,
peut-être les deux, peut-on penser, quand le trauma a produit un accrochage à
l’objet auquel on peut rester lié comme à un piquet.
Au
cours du travail de détachement, apparaîtront des résistances, du refoulement,
des contraintes de répétition et de la perversion dont Freud note plusieurs
fois qu’elle est inhérente au désir, le dilemme étant : ou je renonce à
satisfaire mon désir et deviens névrosé ou je deviens pervers en l’imposant aux
autres ; mais écrit François Jullien. ce n’est que le blocage dans la
perversion qui la rendrait morbide.
Le
blocage freine notre épanouissement, notre vitalité, et de manière générale l’aptitude
à ce que la Chine appelle « nourrir
sa vie (yang sheng) »
Pour
évoquer autrement ce qu’il en est de cette fixation, François Jullien évoque une
scène décrite dans le Zhuangzi : un sage interrogé par un prince sur la meilleure
façon de nourrir sa vie, ne parvenant
pas à se faire entendre de façon indirecte, finit par lui répondre : « J’ai entendu mon maître dire : être
apte à nourrir sa vie, c’est comme faire paître des moutons : si l’on en
voit qui traînent à l’arrière, on les fouette »
Il
s’agit donc, nous dit François Jullien de laisser
paître son troupeau de pulsions et capacités en étant attentif aux
retardataires car, dans cette histoire, le troupeau va devant et le berger
derrière.
Autrement
dit, qu’est-ce qui traîne en moi, m’immobilise, « disposition, fonction, pulsion ou sentiment et que j’aurais à
« fouetter » pour le rappeler à l’ordre » pour aller
de l’avant et laisser libre cours à mon flux vital ?
François
Jullien se demande si ce n’est pas là
que Freud se trouverait au plus près de la pensée chinoise, car le but d’une
cure est de rendre à nouveau évolutif ce qui s’était figé. Freud, avec la cure, déplace
la catégorie de l’acte à celle du procès, et remet en circulation une
fluidité.
Cette
importance donnée au processus détrône l’idée d’un moi qui aurait une maîtrise
des situations et réduit la place accordée à la conscience : A la fin de « L’Interprétation du rêve », en
effet, Freud ne la considère plus que comme un organe sensoriel apte à
accueillir des perceptions psychiques. Cette réduction du rôle de la
conscience, Freud l’attribue, lorsqu’il
la théorise, à la découverte de l’inconscient.
N’ayant
pas véritablement conceptualisé l’importance du déroulement temporel dont pourtant il souligne la nécessité,
il fait de l’inconscient une instance
alors que dans le dernier chapitre de « L’Interprétation des rêves », il déclare que l’on est « conduit à admettre » plutôt
que l’existence de deux systèmes situés près de l’extrémité motrice de
l’appareil celle de « deux sortes de
processus […] deux espèces d’écoulement de l’excitation. » N’est-ce
pas, (plutôt que l’inconscient considéré comme catégorie) le déroulement
d’une cure conçu comme processus, à l’instar de ce qui se passe dans la réalité
de l’existence qui grignote la place
accordée à la conscience ?Il semble que lorsqu’il pense en termes de
déroulement progressif, d’écoulement
fluide et de régulation du flux (le terme Regilierung
apparait dans « L’Interprétation des rêves ») Freud se rapproche le
plus de la conception chinoise de la conscience, plutôt organique que
fonctionnelle.
La transformation silencieuse
Cette
formulation, dont François Jullien a fait, par ailleurs le titre d’un de ses
ouvrages, est sa traduction d’un trait, lu dans l’histoire des Song de Wang
Fuzhi : « quian yi mo hua » :
déplacement souterrain ; transformation silencieuse.
Nous
sommes avertis de cette transformation quand elle débouche, dans la réalité, en
une sorte d’événement plus ou moins violent, comme une révolution ;
ou sous la forme d’une articulation
sonore, quand, devant sa glace, l’on s’exclame tout à coup :
« Ah ! J’ai vieilli ». Ce
qui s’est déroulé était resté jusque là
imperceptible ; nous ne l’avions pas vu venir mais,
rétrospectivement, nous pouvons en
repérer quelques indices que nous n’avions pas réellement perçus.
« Déplacement souterrain » ne
peut pas ne pas évoquer le processus analytique, c’est bien d’un déplacement
qu’il s’agit : d’un conflit douloureux en un conflit que l’on soit en
mesure de réguler. Nous retrouvons là l’importance de la régulation des flux
aussi bien dans la pensée chinoise que dans l’effet d’une cure.
Comme dans le Yi Jing, Classique du Changement, un moment d’ «affleurement », une amorce peut être pointée dans une cure
quand le phénomène sort de l’imperceptible et commence à poindre.
A
l’instar du paysan chinois, un psychanalyste ne peut ni tirer sur les pousses
ni se contenter de les regarder pousser, ni délaisser le processus, ni le
forcer, ce que dit la formule canonique chinoise « bu ji bu li », ni coller (trop presser car cela pourrait
détruire), ni délaisser (laisser en jachère, à l’abandon). « La poussée doit être assistée, stimulée,
mais dans son cours, elle se fait
d’elle-même »
Entre
l’attente et le jaillissement de l’effet, le temps présent-médian échappe et le
résultat apparaît «comme par un bond »,
ainsi que l’exprime Mencius, penseur chinois ayant vécu entre 380 et 289
av. J.C.
Le
concept de transformation silencieuse, nous dit François Jullien, est une sorte
de récapitulatif des précédents : disponibilité, c'est-à-dire position
sans position, allusivité ou capacité de référer sans référer, oblicité qui
permet de déjouer stratégiquement des résistances, dé-fixation qui remet en
circulation ce qui était resté figé. La transformation silencieuse aboutit à un
terme du processus, jusqu’alors latent et qui devient manifeste.
Pour
finir, François Jullien dégage dans
l’ensemble du procès l’efficacité du jeu
au sens fonctionnel : ce qu’il faut ménager d’espace libre pour que les
choses puissent bouger dans une cure comme dans la vie. Ce jeu, tout ce qui
ménage une distance le favorise et l’on y retrouve la nécessité de
« l’entre » .Ainsi est-il
écrit dans L’Interprétation des
rêves : « Nous échapperons à tout abus de ce mode de figuration [celui des deux systèmes de
l’appareil psychique] en nous souvenant bien que les représentations, les
pensées, les constructions psychiques en général ne doivent pas être localisées
dans des éléments organiques du système nerveux mais entre eux (zwischen ihnen), (C’est Freud lui-même qui souligne) ».
En
Chine, le sinogramme de cet « entre » (jian) « figure du clair de lune (ou du jour) qui
passe au-travers ou sous les deux battants de la porte et, de ce fait, éclaire.
Or il signifie aussi, parallèlement, « être à l’aise », détendu, disponible, oisif et « non
coincé »
François
Jullien fait remarquer pour finir que même si la métaphysique s’est montrée
fructueuse dans son entreprise de séparation et d’identification, il nous faut
aujourd’hui revenir des Extrémités et
accéder à cet « entre », c'est-à-dire à l’évolution plus qu’à la
morale. Ainsi notre pensée pourra-t-elle
se nourrir des ambiguïtés plutôt que de la vérité exclusive ou du sens unique.
Dans la vie, comme dans une
cure, l’ « entre » apparaît
comme la voie menant à un « dés enlisement » qui figeait le
« vivre ».
« Entre »…Le
mot dit à la fois l’interstice et
l’accès. C’est dans une telle zone que se déploient tout le travail et la
pensée de François Jullien, généralement ente la Grèce et la Chine pour éclairer
l’une par l’autre et faire jouer entre l’une et l’autre ce qui pourrait,
par l’approche croisée de chacune
d’elles, faire progresser notre pensée et nos vies.
Ici,
c’est entre Freud et La Chine qu’il met du jeu pour un éclairage mutuel.
On peut se dire, qu’un
élément nouveau apparaît alors car Freud n’est pas seulement Grec
même si, comme le montre François Jullien, il est façonné par l’héritage grec
au point de s’en trouver parfois entravé dans sa progression théorique. Mais ainsi que l’énonce Paule Pérez dans l’article
3 du n°5 de la revue « Temps Marranes », l’ « emtsa »,
l’ « entre », a aussi été pensé à partir de la Kabbale par le
Maharal de Prague, Juda Loeb. Paule Pérez cite André Neher qui lui a consacré
une monographie : « Juda Loeb
fait de la dualité la charpente de sa réflexion ». Mais en cette
apparente dualité, poursuit Paule Pérez, « réside
en fait une conception ternaire du monde : Néher expose comment selon le
Maharlal, celui-ci est constitué de l’ensemble formé par des couples terminologiques
bipolarisés et de leur espace intermédiaire. Il échappe aux catégories
physiques : en dehors du temps, il est en dehors de l’espace il est
en dehors de la matière ». Freud, fait –elle remarquer, est originaire de la même ville de Moravie (l’actuelle
Tchéquie) que le Maharal. Son arrière grand-père et son grand père ayant été
rabbins, Cet « entre »,
élément princeps d’une spiritualité, aurait-il pu lui échapper dans la
transmission ?
Si
l’on regarde du côté de la Chine, « couples
terminologiques bipolarisés » et leur « espace intermédiaire » peuvent évoquer le yang et le
yin du Yi Jing et les transitions silencieuses autour desquelles ils
s’articulent.
Mais il faudrait posséder la
culture de François Jullien pour savoir
dans quelle mesure et jusqu’à quel point ils se font écho. Est-ce qu’une
formule comme « couples
terminologiques bipolarisés », appartenant à une logique discursive traditionnelle peut rendre compte de ces
processus imperceptibles que le yin et le yang rendent possibles dans leurs
multiples articulations et déroulements temporels ? C’est
que « l’on pense en langue »
comme se plaît à l’énoncer François Jullien
Toujours
est-il qu’à partir de ce troisième chantier mettant en jeu Freud et sa
théorisation de la psychanalyse, un nouvel élément semble bien « inter
venir » et insister dans la pensée et le travail de François Jullien
puisque dans l’ouvrage qu’il vient de publier « Rentrer dans une pensée ou des possibles de l’esprit »
il évoque, outre la Grèce et la
Chine, la culture hébraïque. A cette fin
il fait jouer entre elles trois premières
phrases qui initient tout un processus culturel consécutif : celle de
la Genèse, celle du premier hexagramme du premier livre chinois, le Yi Jing et
celle de la théogonie d’Hésiode. Le jeu
se poursuit désormais à trois, ce qui ne peut que nous intéresser si l’on pense
qu’avec le deux, on peut manquer l’intervalle et rester dans une logique
binaire aristotélicienne alors qu’avec le trois un second interstice se crée et
chacun des chiffres n’est plus seulement l’autre de l’un mais l’entre de chacun des deux autres
N.C.
5 commentaires:
Bonjour Noëlle. Que voilà un bien intéressant 'papier' ! J'ai même pris mon temps à le lire ! Un premier commentaire, qui s'est évaporé - et c'est tant mieux ! - avant que je l'enregistre, tentait de dire des 'choses' - mais sur ces 'choses', j'espère revenir. Aujourd'hui, j'en resterai à votre conclusion, à propos de ces 'trois premières phrases' de Jullien dont vous dites 'qu'avec le deux, on peut manquer l'intervalle et rester dans un logique binaire aristotélicienne...' Là, j'avoue ne plus vous suivre, ou mon taoïsme - ce qui y ressemble - basculerai dans une sorte de 'dialectique' ternaire (!!!) et justifierai alors l'élégance logique de la suite de votre phrase et paragraphe. Il me semblait pourtant que de l'Un, le Deux, et du Deux, le Trois, les Dix-mille choses et les Dix-mille êtres, l'infini peuplé de l'univers. Oui, 'le jeu se poursuit désormais à trois' et semble se refermer sur une nouvelle clôture, un nouvel entre-deux. E tutti quanti... Dommage ! Et, in fine, quel référent civilisationnel, après les vieux Grecs, les vieux Chinois, les vieux Hébreux, aménera François Jullien au seuil du Quaternaire ? Allez ! C'est pure provocation !
'... basculerai... justifierai...' : me voilà propre sujet de mon taoïsme ! Qu'en dirait Papy Freudy !
Merci Vincent pour votre lecture attentive et critique d'où émerge la question de l'éventuelle (im)perméabilité l'un à l'autre de la dialectique et du taoïsme...Je prends ce que vous énoncez comme provocation très au sérieux. Dans la mesure où je concluais sur ce moment de l'évolution de F.J., j'ai été trop "conclusive", justement; il aurait fallu que je me démarque de sa singularité pour indiquer que les "entre" ne peuvent se refermer dans une clôture numérique mais ouvrent à l'infini, comme il ressort de votre commentaire.
Quant aux incertitudes du sujet,"basculer...justifier..." je me garderai d'imaginer ce qu'en aurait pu dire votre "Pappy Freudy" mais je suis certaine que du fond de son Yi Jing, Oncle Lee en frémit d'aise.
Chère Noëlle le vent de la connaissance souffle dans vos mots ,les miens ne seraient que pétales de brouillard dans l'aube du savoir ...Merci de votre présence et de votre venue sur mon Fil d' Archal .
Bonne journée à vous .
Merci, belle Hécate, mais le mot "connaissance" me convient seulement dans son sens de "naître avec". Cette "naissance" se produit autant dans les pétales de brume que dans les échos méditatifs que des lectures peuvent faire éclore : vous et moi avons en commun ce vent qui dissémine et la pensée et la sensibilité.
C'est toujours un plaisir de vous lire ailleurs et ici.
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