Questionnant mes hésitations, je réalisai que des
expressions brutales de misogynie me laissaient rancunière, en particulier ce
passage où la vieille femme conseille à Zarathoustra, s’il va voir les femmes,
de prendre un fouet.
C’est la violence qui, ici m’indignait. Au mépris
récurrent de certains écrivains, je m’étais habituée, le leur passant, parce
que j’avais plaisir à les lire sur d’autres points. Montaigne, Spinoza ...d’autres...
et un seul Derrida pour faire coïncider une évolution quant à la reconnaissance
du féminin et l’éventuelle venue de la démocratie.
Cette violence nietzschéenne m’interrogeant
particulièrement, surtout parce que, concernant d’autres questions que celle du
féminin, je la trouvais pertinente, je décidai d’entreprendre une lecture aussi
précise que possible du « Gai Savoir ».
Je ne réussis pas une véritable exhaustivité :
certains passages m’ennuyaient. Mais j’insistai et, en creusant, je trouvai
aussi de nombreuses pépites ; c’est pourquoi j’ai décidé d’adopter pour
cette lecture-écriture-ci une allure de promenade et de la commencer par cela
justement qui avait provoqué ma répulsion.
Nietzsche,
les femmes, l’illusion amoureuse
Lorsqu’il écrivait « Le Gai Savoir », Nietzsche
était épris de Lou Andreas- Salomé, figure féminine marquante de l’époque; et
un fouet, il y en eut bien un : une photo représente un charreton tiré par
Nietzsche et Paul Rée ; dans le charreton, Lou Andreas- Salomé fait
siffler un fouet.
Nietzsche avait plusieurs fois demandé Lou Andreas-Salomé
en mariage et avait été chaque fois éconduit. Il n’eut jamais de chance dans
ses amours... Alors, ce fouet pour les femmes serait-il celui de sa propre
frustration ?
Son ambivalence à l’égard des femmes s’exprime dans
de nombreux aphorismes émaillant toute son œuvre. Ils sont peu nombreux dans
« Le Gai Savoir » ; ils apparaissent surtout dans le
« Livre deuxième » et Nietzsche peut à la fois affirmer, dans une
généralité, que les femmes sur-jouent leur fragilité pour dominer les hommes et
d’autre part écrire que quand un homme est tourmenté par ses projets et ses
pensées, il voit au loin « des
êtres enchanteurs et silencieux glisser devant lui [...] Il
aime à croire que là-bas, auprès des femmes habiterait son meilleur moi ». Comme
Baudelaire, il les aime lointaines, idéalisées, « passantes » et son
« meilleur moi » lui reste donc lointain. De près, dans l’échec du
contact, c’est le mépris, voire la violence, qui vient souvent s’y substituer.
Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il se déclare
contre l’institution de ce mariage qu’il a pourtant proposé plusieurs fois à
Lou Andreas- Salomé : selon lui, ce
lien emprisonne, rendant impossible la fluidité. Mais comme il considère
que toute opinion est une interprétation, l’erreur et la contradiction en font
partie. Nietzsche se sait contradictoire et assume ses contradictions.
De même, l’amour qu’il a cherché en vain, il en
dénonce le voisinage avec une pulsion d’emprise qui se consumerait d’être
satisfaite, consumant en même temps celui qui l’éprouve.
Ce sentiment, indique-t-il dans l’aphorisme 14,
répond à un désir de propriété et de nouveauté. L’envisageant d’abord comme
lien à un contexte, il écrit : « même le plus beau paysage où
nous venons de passer trois mois n’est plus sûr de notre amour, et quelque
lointain rivage excite notre envie : le bien possédé se déprécie
généralement du fait de la possession ». Et il ajoute que se lasser d’une
possession, c’est se lasser de soi-même.
Même la compassion lui est suspecte : il la
voit comme « occasion offerte de prendre possession » de l’autre, et,
à ses yeux, l’homme compatissant « nomme amour le désir d’une nouvelle possession et il y trouve du plaisir
comme à l’appel d’une nouvelle conquête »
Mais c’est, selon lui, dans l’amour sexuel que le
désir d’emprise est le plus évident. L’amant, écrit-il, ne demande qu’à devenir
« le dragon de son trésor ». Ce n’est pas le contraire de l’égoïsme
comme on a pu le prétendre en sacralisant le lien amoureux et sexuel ;
c’est l’égoïsme le plus pur. On peut penser à Albertine emprisonnée dans
« La recherche du temps perdu », emprisonnée et donc perdue alors
même, du fait de la violence qui lui est faite tandis que le monde, autour,
s’est décoloré. Et Albertine excédée choisit de fuir.
On s’accroche à l’autre, on veut le posséder parce
qu’on sait bien qu’on ne possède rien mais on ne se résout pas à cette réalité.
Ainsi, Scrat, dans « L’âge de glace 3 » s’escrime à perdre pour
rattraper et reperdre encore et encore son gland parce qu’il sait bien ne pas
pouvoir le posséder. Il est bien plutôt possédé par lui.
Au terme de cet aphorisme 14, Nietzsche évoque le
cas où cette convoitise se dépasse dans
un prolongement qui la transcende. « Mais qui donc connaît cet
amour ? Qui l’a éprouvé ? Son vrai nom est amitié ». On reconnaît là l’influence d’Aristote qui évoque une
évolution possible de l’éros dans la philia.
Le mot amour est aussi contenu dans celui de
philosophie...Amour de la sagesse... Autre amour possessif parce que nous
savons bien que nous ne sommes pas sages. Un amour de la sagesse peut-il se
concevoir hors d’une sagesse de l’amour ?
La mort de
Dieu, l’illusion religieuse de l’amour divin
Le célèbre aphorisme 125 met en scène un
« insensé » qui annonce aux hommes la mort de Dieu. Ils se rient de
lui car la nouvelle ne s’est pas encore répandue (il vient trop tôt). Pourtant
ce sont ce sont eux, les hommes, qui sont les meurtriers. Ce personnage est un
précurseur de Zarathoustra qui, descendant de la montagne fait la même annonce
à l’ermite, puis réalise que ce dernier
n’est pas encore au courant.
Mais il reste l’ombre ainsi que l’énonce
l’aphorisme 108 : « Dieu est mort mais telle est la nature des
hommes que, des millénaires durant peut-être, il y aura des cavernes où l’on
montrera encore son ombre. – Et quant à nous autres- il nous faudra vaincre son
ombre aussi ».
C’est que cette ombre métaphorise notre besoin de
croyance, entretient, comme l’idéalisation de l’amour, nos plus radicales
illusions.
Pourtant, comme l’énonce Schopenhauer, si Dieu
existait, nous n’aurions pas besoin d’y croire.
L’ombre qui engendre Dieu et l’on peut ici, avoir
recours au présent car l’ombre, ce besoin, dont Dieu est le fils, lui survit à
notre époque dans les idéologies, les passions, les illusions et l’on pourrait
penser souvent que Dieu, pas si mort, ressuscite dans les sursauts et excès
religieux.
La science, d’autre part, quand elle prend le relai de la
religion, est une autre forme d’ombre : elle étiquète et affirme
péremptoirement de la même manière, faisant de l’homme un centre, pour le
coloniser. Elle veut aussi maîtriser la
nature autant que le nature humaine.
Nietzsche résiste en préconisant un
décentrement : l’homme n’est pas le centre du monde. Il s’insurge, plus
proche en cela de Spinoza que de Descartes, contre une mythologie causale et
déclare qu’il n’y a pas de fait, seulement des interprétations. Donc, l’erreur,
la contradiction font partie de nos lectures du monde ; l’on voudrait
pourtant croire qu’on sait plutôt que savoir qu’on croit.
Le monde
n’est pas la création d’un Dieu-amour mais une « mer de forces »
La mort de Dieu a pour préambule une vision du
monde : pour Nietzsche, le monde « n’a plus de sens » car
« il est mené par « un jeu de forces et d’ondes de force, s’accumulant
sur un point si elles diminuent sur un autre une mer de forces en tempête,
éternellement en train de changer, avec
de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de formes
allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes au plus fixes, des
plus froides au plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires,
pour revenir ensuite de la complexité à la simplicité... » (« La
volonté de puissance ». Notons au passage qu’il n’y a pas de livre publié
par Nietzsche sous ce titre qui a été donné à un rassemblement de fragments
édités ou posthumes)
Ce jeu des forces qui constituent le monde est
immanent et Nietzsche l’a nommé « volonté de puissance », formule que
l’on a souvent interprétée à contre sens. Il s’agit de l’imprévisible quantum
d’énergie qui anime aussi bien le monde que chacun d’entre nous, une sorte de
poussée vitale : « Voulez-vous un nom pour ce monde ? Une
solution pour toutes ses énigmes ? Ce monde
est la volonté de puissance et rien en-dehors Et vous-même êtes aussi cette volonté de
puissance et-rien en-dehors- » L’on peut mesurer là ce que la
théorie des pulsions et la psychanalyse, doivent à cette conception à commencer
par Freud, forcément averti par Lou
Andréa Salomé « la compreneuse par excellence », ainsi qu’il la
nommait. De Nietzsche à Freud, qui, pourtant, n’évoque jamais Nietzsche, elle
apparaît comme « passeuse ».
Principe d’immanence, donc, duquel se rapproche
étrangement le taoïsme avec sa mise en évidence des renversements : ce qui
est yang deviendra yin ; ce qui est yin deviendra yang mais ce voisinage
conceptuel aboutit à deux conséquences qui, à la fois, se ressemblent et diffèrent.
Pour Nietzsche elle conduit à acquiescer de façon dionysiaque, à la vie et même
aux irruptions du tragique, dans une forme de joie qui a donné son titre
au « Gai Savoir » ; en Chine, elle a renforcé des conduites
d’adaptation et de prudence dans la révolte, voire de retrait du sage taoïste
préférant vivre sa vie à l’écart des périlleuses affaires du monde .
En dehors de la volonté de puissance, celle du
monde et de chacun, en tant que fragment du monde, rien n’existe selon Nietzsche
et il n’aura pas de mots assez durs pour dénoncer les religions qui nous
promettent une vie éternelle qui ne serait accessible qu’à nier, humilier le
corps et le plaisir alors que, ainsi que l’énonce Zarathoustra : « Je
suis tout entier corps et rien d’autre ; l’âme est un mot qui désigne une
partie du corps. Le corps est une grande raison, une multitude unanime, un état
de paix et de guerre, un troupeau et son berger. Cette petite raison, que tu
appelles ton esprit, ô mon frère n’est qu’un instrument de ton corps, et un
bien petit instrument, un jouet de ta grande raison »
Comment ne pas évoquer ici le Spinoza de
« L’Ethique » qui définit l’âme comme « une idée dont l’objet
est le corps et rien d’autre » Ce « rien d’autre » marque déjà
l’indissociabilité du physique et du psychique.
L’amour,
s’il veut la joie, sera « amor fati »
Dans « Le gai savoir » l’aphorisme 341,
sous le titre « le poids le plus lourd » évoque ce
« démon », accueilli progressivement comme un « dieu » qui
affirme « l’éternel retour ». Il prophétise en effet :
« cette vie, telle que tu la vis maintenant et telle que tu l’as vécue, tu
devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois » ; il annonce la répétition des mêmes plaisirs et
des mêmes douleurs et Nietzsche conclut : « La question posée à
propos de tout et de chaque chose :’ voudrais-tu de ceci encore une fois
et d’innombrables fois ?’ pèserait comme le poids le plus lourd sur ton
action ! Ou combien ne te faudrait-il pas témoigner de bienveillance envers
toi-même et la vie pour ne désirer plus
rien que cette dernière éternelle confirmation, cette dernière, éternelle
sanction ? »
Choix plus encore qu’acquiescement, l’ « amor
fati » est amour du revivre la vie jusque dans ses moments de souffrance.
Se plaindre, en effet reviendrait à souffrir deux fois, ce qui, pour être
évité, nécessite d’aimer vivre jusque dans la douleur quand elle survient ;
folie sans doute, mais plus sage qu’une souffrance au carré.
L’on peut se dire qu’il s’agit de cycles comme ceux
dont les saisons nous donnent l’exemple : « éternel retour » des
printemps et des hivers. Là encore, on peut penser au taoïsme et à son livre de
sagesse qu’est le « YI jing ». Si tout ce qui est yang deviendra yin
et inversement, alors, ils reviendront éternellement.
Il s’agit donc d’aimer jusqu’à la putréfaction des
dieux et l’on ne peut parler ici de nihilisme au sens d’une destruction. Ce
nihilisme là est plutôt une quête de valeurs nouvelles pour surmonter un autre
nihilisme, celui des religions contemptrices du corps, celui des fois aveugles
et des fanatismes. Il implique une sorte de surpassement et celui qui emprunte
cette voie marche vers le « surhomme » en lui-même, option qui n’a
rien à voir avec les caricatures interprétatives de ce terme. Le « surhomme »
est la visée de qui dirige sa quête au-delà de lui-même.
L’artiste
au marteau est un créateur
Nietzsche parle du marteau de manière récurrente
dans son œuvre, tantôt du marteau médical, tantôt de celui utilisé par le médecin pour
diagnostiquer la maladie d’un corps « le diapason », tantôt de l’outil du
sculpteur, du clavier de piano d’un musicien.
C’est dire que ce marteau ne sert pas le nihilisme
et s’il s’agit bien aussi, à l’aide de cet outil, de fracasser les idoles, les dieux
et fausses valeurs qui étouffent la vie, il s’agit surtout de créer jusqu’à sa
propre vie.
Dans le très poétique aphorisme 88, il évoque la
vanité, autre forme de l’illusion, qui fait passer les artistes, à côté
d’eux-mêmes. C’est la même sorte de vanité, un « besoin de
vénération » qui est évoqué dans l’aphorisme 333. Ce besoin déçu rend
incapable de vivre le monde comme séparé, n’étant pas là pour nous faire plaisir
et alors, trop plein de soi, l’on cherche la reconnaissance alors que la vanité
nous empêche de créer. Car, nous dit Nietzsche dans l’aphorisme 88 le « caractère » de l’artiste aime
les grandes réalisations et « il lui échappe que son esprit a un autre goût et une autre
propension et préfère résider silencieusement dans les recoins de maisons
effondrées : -c’est là que dissimulé et dissimulé à lui-même, il peint ses
chefs-d’œuvre proprement dits, qui, tous fort brefs, ne durent que le temps
d’une mesure- Ce n’est que là qu’il se montre grand et parfait, uniquement là
peut-être.- Mais il l’ignore ! Il est trop vaniteux pour le savoir. »
Dès les premières lignes de l’aphorisme, il
indiquait que la vanité aveuglait les artistes, leur faisant ignorer « ce
dont ils sont le mieux capables : leur esprit vise à quelque chose de plus
altier que de paraître seulement de petites plantes nouvelles, étranges et
belles, capables de croître sur leur sol dans une réelle plénitude ».
Raphaël Enthoven, sur ce point évoque la mort de Bergotte
telle que Proust la décrit dans « La Prisonnière ». Bergotte,
écrivain salonard, on dirait maintenant médiatique, se rend à une exposition de
Vermeer. Il est là tout à coup saisi par la beauté de la « Vue de
Delft » et en particulier celle du « petit pan de mur jaune ».
Pris d’un soudain malaise, il revoit en cet instant où il va mourir la vanité
de tous ses livres qui ne lui ont servi qu’ à briller en société...Rien qui
vaille en regard de ce « petit pan de mur jaune » né de l’éclat
fulgurant d’un génie qui peignit, en solitaire peut-on penser, tant son œuvre
paraît décalée de la vie compliquée qu’il mena à Delft où il naquit, vécut,
mourut. Proust tenait la « Vue de Delft pour « le plus beau
tableau du monde »
Au terme de ce parcours
« Amor fati » acquiescement à l’existence jusque dans ses aspects tragiques...Voilà qui, pour moi évoquait Spinoza de façon insistante. Faisant quelques recherches, je découvris l’existence d’une lettre adressée de Sils Maria par Nietzsche à Franz Overbeck le 30 juillet 1881 : « Je suis très étonné, ravi ! J’ai un précurseur et quel précurseur ! Je ne connaissais presque pas Spinoza. Que je me sois senti attiré en ce moment par lui, relève d’un acte ‘instinctif’. Il ajoute : « ce penseur, le plus animal et le plus solitaire qui soit, m’est vraiment très proche ». Il est aussi conscient de divergences qui sont plus, selon lui, en lien avec une différence des époques et de cultures.
Au terme de ce parcours
« Amor fati » acquiescement à l’existence jusque dans ses aspects tragiques...Voilà qui, pour moi évoquait Spinoza de façon insistante. Faisant quelques recherches, je découvris l’existence d’une lettre adressée de Sils Maria par Nietzsche à Franz Overbeck le 30 juillet 1881 : « Je suis très étonné, ravi ! J’ai un précurseur et quel précurseur ! Je ne connaissais presque pas Spinoza. Que je me sois senti attiré en ce moment par lui, relève d’un acte ‘instinctif’. Il ajoute : « ce penseur, le plus animal et le plus solitaire qui soit, m’est vraiment très proche ». Il est aussi conscient de divergences qui sont plus, selon lui, en lien avec une différence des époques et de cultures.
Me voici, quant à moi, au cours de cette
« promenade » en contact à nouveau avec ces thèmes de la joie et de
l’amour tels que Spinoza les avait approchés et tels que Nietzsche les
interprète.
Rappelons Spinoza : « L’amour est une
joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ». L’aspect idéaliste de
cette formulation, dans un contexte de démonstration logique est éloigné des
inclinations de Nietzsche mais dans la mesure où, pour Spinoza, il s’agit d’une
joie prise à « toute l’existence », il est évident que les deux
philosophes, là, se rejoignent : l’ « amor intellectualis
Dei » de Spinoza, (si l’on n’oublie pas que ce dernier identifie Dieu à la
Nature « Deus sive Natura »), est bien voisin de l’« amor
Fati ».
La joie, pour l’un comme pour l’autre, est le
contraire de la foi qui serait attente et espérance passive. Croire en la joie
nous rendrait vite dupes. Dure, âpre, « effort pour persévérer dans son
être », selon l’un, « volonté de puissance » selon l’autre, bien
loin des joies factices qui veulent nous happer aujourd’hui, jeux, émissions de
télévision, rire des bouffons, amuseurs, illusionnistes dont les rires
mécaniques sont déni des tristesses de l’existence, elle est appétit de la vie
jusque dans ses douleurs. Cette philosophie
n’est ni optimisme, ni pessimiste ; elle préconise, sous la forme d’ un
« gai savoir », une compréhension existentielle où nous pourrons
cultiver nos actes de joie.
Ecoutons donc pour finir « Le chant du
marcheur de nuit » («Ainsi parlait Zarathoustra »), rebaptisé
ailleurs « Chant de l’ivresse ») :
Toute joie veut l’éternité de toutes choses, elle
veut du miel, du levain, une heure de minuit pleine d’ivresse, elle veut des
tombes, elle veut la consolation des larmes des tombes, elle veut le couchant
doré —
— que ne veut-elle pas, la joie ! Elle
est plus assoiffée, plus cordiale, plus affamée, plus épouvantable, plus
secrète que toute douleur, elle se veut, elle même, elle se mord elle-même,
la volonté de l’anneau(1) lutte en elle, —elle veut de l’amour, elle veut de
la haine, elle est dans l’abondance, elle donne, elle jette loin d’elle, elle
mendie que quelqu’un veuille la prendre, elle remercie celui qui la prend. Elle
aimerait être haïe, —
— la joie est tellement riche qu’elle à soif de
douleur, d’enfer, de haine, de honte, de ce qui est estropié, soif du monde,
— car ce monde, ô vous le connaissez !
Ô hommes supérieurs, c’est après vous qu’elle
languit, la joie, l’effrénée, la bienheureuse, — elle languit après votre
douleur, vous qui êtes manqués ! Toute joie éternelle languit après les
choses manquées.
Car toute joie se veut elle-même, c’est pourquoi
elle veut la peine ! Ô bonheur, ô douleur ! Ô brise-toi, cœur !
Hommes supérieurs, apprenez-le donc, la joie veut l’éternité, — la joie veut
l’éternité de toutes choses, veut la profonde éternité ! »
Cette
« joie » nietzschéenne, lyriquement évoquée comme « soif
du monde » dans la multiplicité de ses aspects, a pour moi, dans cet
extrait, la forme d’une mise en musique de la « joie de toute
l’existence » préconisée par Spinoza, et je reste, décidément, lui ayant
déjà consacré un autre texte, adepte, autant que faire se peut, de cette joie
qui « se veut », de cet « amor fati » chanté ici à
profusion, jusqu’au choix dionysiaque de la démesure, comme en un opéra.
N.C.
1: le mot « anneau » vient d’un
intraduisible jeu de mots entre le mot Ring (anneau) et le verbe
« ringen » (lutter)
6 commentaires:
"Il est là tout à coup saisi par la beauté de la « Vue de Delft » et en particulier celle du « petit pan de mur jaune ». Pris d’un soudain malaise, il revoit en cet instant où il va mourir la vanité de tous ses livres qui ne lui ont servi qu’ à briller en société..."
Ah! Ce petit pan de mur jaune, qui tel un mur (ou la muraille de peinture de Frenhofer)se dresse devant nous, surgissant brutalement dans notre espace réel dans toute sa matérialité, ruinant toute la complexité de notre vision et par là même nos beaux discours.
La peinture est "chose" faite de pigments assemblés, et Chose ne peut que nous rappeler à notre propre destin de chose, à la chosification qui nous attend... Quel os!!
Quant à Nietzsche, il devait être difficile à aimer, le pauvre!
Mais il le voulait bien.
Ce "petit pan de mur jaune" va, tel un chemin inattendu, d'un blog à l'autre... Merci Edurtreg.
Oui, la peinture est chose, les lettres aussi et cela nous rappelle notre destin d'(ch)os(e). Mais en attendant, la "Chose même", à savoir une sorte d'"Invisible" indiscernable au-delà de la matérialité et de notre incarnation peut être suggéré par ces "choses", pigments et mots...
Nietzschéenne en cela (relativement), ou spinozienne (idem),sans doute surtout taoïste (dans la mesure du possible), j'identifie cet "invisible" à une sorte de force imprévisible, qui anime le monde et chacun... un pousse à vivre, à la fois dans l'incohérence et la mesure, dont les renversements alternées font la Vie même... Nos vies qui nous mènent et que nous menons. Pigments, hiéroglyphes et autres, participent de cet invisible qui régit même les ossuaires... comme ces voyages en gondole jaune et incarnat en lesquels votre compagnie m'est des plus agréables.
Chère Noëlle, je ne risque pas de rivaliser avec vous en terme de réflexion philosophique et j'incline très bas mon chapeau de Capitaine de rafiot d'os devant ce magnifique travail que vous nous faites partager.
Je creuse cet invisible tapi au creux du vide de Gertrude; vais-je y disparaitre ou au contraire produire une sorte d'apparition? sachant que les Apparitions sont essentiellement invisibles. C'est bien cela qui me préoccupe; mais l'essentiel reste cependant de continuer à se gondoler en trois couleurs!
Oups Gertrude-Juliette, l'idée de rivaliser me ferait presque frémir...C'est le partage qui m'intéresse . Dans mes lectures-écritures et éventuels partages, je me cherche et cherche l'autre pour avancer ma vie croyant ne savoir (un peu!), ce que je pense provisoirement qu'après l'avoir formulé... Mon mouvement est intérieur et,s'il se risque au-dehors, lieu où de la rencontre peut advenir, il s'en retourne ensuite au-dedans, puis ressort à nouveau. Je n'ai pas autre objectif que ce mouvement-là et n'imagine jamais le sort d'un texte après l'avoir écrit.. alors les retours me sont de très chaleureuses apparitions...
Vous savez, j'incline aussi très bas la plume de ma coiffe philosophique devant vos crânes réalisations qui me sont étonnamment étrangères et, en même temps, me deviennent de plus en plus éloquentes... Je ne crois pas que vous pourriez disparaître au creux de votre vide...Vous avez déjà creusé bien des crânes et, entre autres, le vôtre! Ce vide, vous le connaissez, celui que l'on fait en soi pour que vienne la représentation. Renfermant l'invisible, il ne me paraît pas rien pour autant. Ne serait-il pas, même, plus potentiellement plein que le plein?
En attendant qu'il en émerge, pour vous, pour moi, encore d'autres apparitions "disparaissantes",continuons, en effet, à nous gondoler et à patiner...laborieusement et "festivement".
Interessant. Néanmoins l'explication n'est pas de vous, mais de Raphael Enthoven. Rendons à César ce qui est à César
Oh! Un redresseur de torts, chevalier blanc, anonyme de surcroît...De quelle "explication" précisément, parlez-vous? Je nomme Richard Enthoven à deux reprises dans ce texte. Quand une émission ou un texte m'inspirent, je laisse travailler ma pensée quelque temps puis j'écris en évoquant ce qui m'a inspiré, ici une émission de R.E.ainsi que je le précise dès les premières lignes. Il y aurait un débat à entreprendre sur la "propriété" de la pensée. Qu'est-ce qui, quand j'écris à partir d'un autre est de moi, qu'est-ce qui est de lui, quel "tiers texte" s'en produit? Vous pourriez vous livrer au même travail de détection sur d'autres textes que j'ai écrits...Ave Caesar!
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