Cela
fait de nombreux mois que les rires affectés et caricaturaux des animateurs d’émissions
de divertissement, vaguement « people », me paraissent assez terrifiants dans leur artificialité. Je les évite au maximum pour ne pas être comme fascinée de façon
malsaine par ces bouches démesurément ouvertes dans le rire pour le rire et par
la déferlante sonore des "esclaffements" convenus qui les accompagne.
Je
pense chaque fois à cette définition que Bergson propose du
rire : « du mécanique plaqué sur du vivant ». Mais il en
voyait l’aspect spirituel, l’écart par rapport à la domination ou au
fanatisme comme chez Molière. On peut aussi penser à Rabelais, Cervantès, à Swift, Ionesco, Labiche etc. Rien de tel chez
les néo-humoristes plutôt en quête de "consensualité", voire de complicité.
C’est
pourquoi, il y a quelques jours, dans
une librairie, le pamphlet de François L’Yvonnet m’a fait signe et, en effet,
le lisant, je me suis sentie peu à peu comme délestée d’un poids dans la mesure
où je me trouvais le plus souvent « en
phase » avec ses propos dont l’excès répondait à ma propre colère... Et
puis, le titre « Homo comicus »...C’était un clin d’œil à l’« Homo
festivus » de Philippe Muray, que j’avais apprécié, il y a quelques
années, déjà très défiante à l’égard de ces réunions mondaines au cours desquelles l’un(e) ou l’autre exerce un leadership séducteur en sachant mettre
les rieurs de son côté, dans le but déguisé d’en obtenir un faire valoir personnel,
souvent aux frais de quelque autre proposé comme cible. Pour ma part, sauf si
le supposé trait pouvait exceptionnellement prétendre à la subtilité du
« Witz », je riais jaune la plupart du temps.
Sapiens...festivus...comicus...Déclin
progressif en direction des bouffons de bas étage ? L’ambiance sociale
actuelle, toute dévouée à l’image spectaculaire et surexposée me fait souvent
réaliser à quelles années-lumière nous sommes de ce que la Chine entend par
« saveur fade », laquelle, ainsi que l’énonce à plusieurs reprises
François Jullien, contient et rend
possibles toutes les autres saveurs. Nous avons quitté un histrion gesticulant,
acharné à se « sur-exposer » et, dans une espèce d’addiction, nous
sommes en manque, reprochant à son successeur une absence de réactivité. Guy
Bedos ne regrette-t-il pas l’ancien chef d’Etat plus propice à ses
saillies ?
Pour
appuyer son argument, François L’Yvonnet propose trois thèses dont les traits,
parfois outrés, soulagent sa rage (et la mienne) tout en s’accordant à
merveille au style pamphlétaire.
La
première est que les humoristes n’ont pas d’humour car l’humour joue du
décalage entre la réalité et sa description ; c’est celui que l’on rencontre
dans les écrits de Swift quand il vise les puissants. Songeons à sa
« Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la
charge de leurs parents ou de leur pays pour les rendre utiles au
public ». Il propose de vendre les enfants d’un an pour en faire
nourriture de choix. Présentation féroce d’une fiction pour suggérer
l’exploitation de l’Irlande, autre forme de dévoration. Or les néo- humoristes
se contentent de « caresser dans le sens du poil les valeurs consensuelles ».
La pointe subversive s’y émousse et c’est ainsi que Coluche se retrouve quasi
divinisé, car la « gondolade » moderne récupère ce qui était un
comique « engagé » pour en faire un modèle du Bien. Mais la
surestimation du Bien, qui nous fait « bien pensant » masque un
autre intégrisme, celui du bonheur. On voudrait, en quelque sorte éradiquer le mal et la souffrance. Or, Baudrillard le rappelle, « le mal
fonctionne parce que l’énergie vient de lui. Et le combattre –ce qui est
nécessaire-, conduit simultanément à le réactiver » (« Mots de
Passe »).
La
deuxième thèse de L’Yvonnet est
introduite par l’extrait d’une lettre d’Elie Faure à Céline en 1936 :
« les comiques s’inspirent du rectum et les tragiques des couilles »
Et notre pamphlétaire développe : le rectum, depuis l’enfance est
apprivoisé, représente l’obéissance ; les couilles, elles, sont du côté de
l’impétuosité, du courage, de la joie au-delà du tragique, de l’affirmation de
la vie et de sa reproduction, nietzschéennes en quelque sorte. Et l’auteur de
noter au passage que les femmes, autant que les hommes, et « souvent plus »,
peuvent en être pourvues. Pourquoi « plus » ? Je me suis demandé
s’il n’y avait pas là une concession obligée faite à d’éventuelles lectrices.
Pourquoi les femmes auraient-elles, plus que les hommes, une aptitude
particulière à affronter les précipices, en allant jusqu’au bout de leurs
désirs ? Il ne paraît pas absurde de mettre dans l’un des plateaux de la
même balance les Pussy Riot (expression signifiant « émeute de
chattes ») et dans l’autre Victor Hugo ; même courage, dans les deux
cas, de supporter la prison ou l’exil.
Les
néo-humoristes, quand ils évoquent leurs couilles, c’est dans un sens rectal,
nous dit François L’Yvonnet. Ainsi Bigard lorsqu’il énonce : « Bigard
bourre Bercy ». Et quand le même Bigard fait allusion aux « enculés de droite » et aux « enculés de gauche » à propos de la
loi concernant les délits politico-financiers, Georges Kiejman, ministre de la
communication a repris le propos sur la scène politique en évoquant les « sodomisés
de gauche » et les « sodomisés de droite ».
Cet
exemple relève déjà de la troisième thèse selon laquelle l’humour est
passé par trois phases pour « atteindre son niveau de nullité
actuelle : -Dérision des politiques
et de la politique ;-politique de la dérision- ; -au-delà de la
politique et de la dérision.
L’auteur
donne de nombreux exemples de cette évolution : les Guignols de l’info, ou le Bébête Show qui a
entraîné certains politiques à vouloir y figurer...Et Mitterrand se montra très
satisfait de sa grenouille, ce qui laissait supposer déjà des collusions ou amitiés de personnes.
Etablir
ici une liste serait fastidieux mais le pamphlétaire pointe, entre autres, les
émissions de Fogiel ou d’Ardisson, ainsi que des propos qui contaminent la
scène politique, comme ceux de Bigard repris par un ministre ; alors
comiques et politiques en viennent à se confondre : un exemple récent m’en
a été donné quand j’ai entendu l’imitateur Laurent Gerra, pris par « l’air
du temps », déclarer il y a quelques jours à l’antenne : « j’ai
mon Hollande ». Et en effet, on peut lire sur You tube le titre d’une
vidéo : « Débat entre François Hollande (Laurent Gerra) et
Nicolas Sarkozy » Oui, il a son Hollande et Hollande a son Gerra. On voit
double et le politique se perd.
De fait, le comique a renoncé à toute pointe subversive et pactise,
« au-delà de la politique et de la dérision », avec les pouvoirs où qu'ils se trouvent.
François L’Yvonnet en donne pour preuve les postures de Jamel Debouzze qui proclame son vote pour la gauche mais se fait photographier avec son
« ami » Mohammed VI. Les néo-humoristes sont « moutons de
Panurge » devenus. Comme tu es loin, oh Rabelais !
L’attitude
des néo-humoristes neutralise désormais toute subversion politique quand ils se
font supporters d’un nouvel « intégrisme », celui de la
rigolade », dont le principe est que le rire est devenu un devoir et un
droit.
Dans
une flamboyante conclusion, l’auteur de ce pamphlet évoque à nouveau
Baudrillard selon qui l’acceptation des choses prend aujourd’hui la forme
critique : « on avalise tout sous un air critique » (« D’un
fragment l’autre »). La dérision, conclut L’Yvonnet s’accouple à son
objet : « C’est d’une même voix qu’ils s’enlacent, d’une même voix
qu’ils s’expriment. La politique et l’humour ont versé dans le virtuel où tous
les chats sont gris. Dès lors, il ne reste que le spectacle obscène du pouvoir
et de l’argent célébrant leurs noces juteuses »
Nous
sommes alors aux antipodes de l’affirmation freudienne citée en exergue du pamphlet de L'Yvonnet : « L’humour
ne se résigne pas, il défie ».
N.C