Phrase murmurante depuis quelques
semaines : « je suis en jachère ». Que voulaient inscrire en L. ces
sons, ruisselants et virevoltants ? Musique du mot, tentative pour le hacher menu
à l’invitation de la mélodie, avant de le mâcher méthodiquement., « Ja »...ça commençait comme jardin,
ce jardin des délices ou des supplices
que travaillaient jusqu’alors mes pensées et leur mûrissement, puis leur chute
en écriture : je le voyais, ce jardin, avec ses fruits de toutes sortes,
opulents, délicieux ou toxiques, avec ses fleurs somptueuses, parfois
carnivores, jardin de volupté mais aussi de larmes et blessures, jardin
indispensable à mes contemplations mes méditations,
mes états des lieux , ma « divine comédie »...
Avec « jachère », le jardin,
soudain, s’effaçait, laissant place à l’infini d’une terre uniformément ocrée,
une sorte de no man’s land, de no man’s lande où errer en quête de l’invisible.
Aiguillonnée, aiguillée par l’insistance du mot, tu t’es
rapprochée de lui pour apprendre que jachérer signifiait labourer, préserver une vie souterraine, intra
historique en quelque sorte, et que « cherre » aurait un lien
avec le mot charrue...Cher...Chair...chuchotait le mot...
Mystérieuse
charrue biffant mon jardin, sillonnant
imperceptiblement ma chair, ma terre, lui imposant d’autres vecteurs. Vers où ?
Je
ressentais une vibration entre le monde et moi, une tension entre une présence sensible
de spectres venus du passé le plus lointain, tissage inclusif des petites
histoires dans la grande épopée humaine, et ce qui restait masqué de mystère,
venant « à pas de loup » ou «pattes de colombe ». Cette
tension, c’était le présent, temporel et offert.
La sensorialité, se disait L, source
du désir, le convertissait en un geste traceur de signes à inscrire,
effeuillement et partage. Ce geste, en l’instant, se suspendait, intermittence d’une jachère. Comment lier saveur et savoir, leurs
intervalles, pour soi, pour d’autres ? Aller des sensations à la pensée, préserver leur « vide médian » ?
Inventer, dans des images mentales porteuses et libres ?
C’est
la poésie qui m’orientait le plus vers l’invention... une présence singulière
du vide, un présent du vide, d’où surgissait le monde qui m’entourait. N’en était-elle pas la pensée même la
poésie ? Un autre nom de la jachère ?
Ou peut-être, de plus en plus, celui
d’une ombre profonde, réserve du non sens, au bord du silence, à en devenir
sans voix ; un acquiescement au rien, hibernation, doux engourdissement, celui du hibou dans la clarté duveteuse du
jour... hibou, caillou, chou, genou...
Les images se pressaient, nombreuses
et diverses sans qu’aucune ne quittât la ronde, pour chercher et trouver son
accès à l’encrage, l’ancrage. Elles virevoltaient, s’endormaient, s’effaçaient,
revenaient...
Faudrait-il,
aujourd’hui, consentir à ce qu’elles s’ensommeillent, sans aucune perspective
autre que l’indiscernable ? Ouvrir la porte du jardin, laisser l’esprit
flotter à l’horizon d’une étendue, pour l’heure indéfrichable,
indéchiffrable ? Mon oreille intérieure entend alors le chœur des esclaves,
dans la troisième partie du Nabucco de Verdi : « Va pensiero,
va pensée, pose-toi sur les coteaux et
les collines »...C’est une invitation à la liberté intime, un
présent de toujours, mélodieux comme une promesse.
N.C.