Les
mots ne peuvent traduire que de façon lointaine, incertaine, en un écho
assourdi, apparaissant/disparaissant, ce qui a été saisi au vol, l’étincelle d’une
enveloppante émotion, à l’écoute de
l’enregistrement de Jordi Savall «
Esprit d’Arménie » réalisé en mars
avril 2012, un an après la mort de Montserrat Figueras à qui il est dédié.
L’on
sait la tendresse que cette dernière portait à l’Arménie, à sa musique, et
particulièrement au duduk, cet instrument en bois d’abricotier dont le double
anche en roseau offre la possibilité d’inflexions qui sont au plus près du
timbre humain, une couleur de voix passe-velours dans les modulations de sa gravité.
La
voix... Les mélodies recueillies là, évoquent son absence en redoublant une
autre : aucun des poèmes qui y sont traditionnellement associés n’y est
chanté. Place est ainsi faite à une
présence rendue muette, trace d’ombre, écho impalpable d’une voix qui s’est tue. Et,
dans/avec le silence de cette voix, on entend encore plus la musique. Les
textes absents disent l’amour, l’exil, le deuil, la terre perdue, cette Arménie
qui fut, dans la légende, le lieu d’accostage de l’arche de Noé, comme l’attestent
des tablettes mésopotamiennes antérieures à la Bible. Terre d’invasions de
guerres, de génocides, jusqu’à celui de 1915, l’Arménie a dû souvent, renaître
de ses cendres. C’est pourquoi l’amour du pays s’y trouve souvent exalté, dans le clair-obscur de la
mélancolie. L’enregistrement 14, en particulier, fait partie de ce qu’il m’a
été donné à entendre de plus beau dans ce registre musical. Pourtant le titre, traduit « ode à la
patrie » me laissait méfiante comme toujours lorsque je crains quelque chose d’un excès
d’emportement national ; en arménien, ça allait déjà mieux « Hayastan
yerkir » ; mais ainsi transcrit, l’alphabet arménien, tout à fait
singulier, s’y perdait...et il est bien question de perte dans cette mélodie :
exil, loin de la terre à laquelle on demande la force de continuer à vivre.
Dans l’interprétation purement musicale,
on croira entendre, la voix absente d’une
soprano qui n’est plus et que, peut-être, Jordi Savall se rappelle, la rappelant, pour vivre sa
solitude. Ce silence de la voix donne à la musique, une si profonde et vibrante
résonance que celui qui écoute, devient l’instrument même dont elle émane.
Perte...d’un
pays...d’un (e) autre, dans une réminiscence profonde et fuyante. On ne peut ni
oublier de tels accents, ni chercher à les conserver en mémoire, ce qui
équivaudrait à épingler un papillon sur une planche. Dès qu’ils nous
atteignent, ils se diffusent en nous dans une diffluence, s’enfonçant au plus profond, vers ce climat
intérieur d’un paradis que nous croyons avoir perdu et qui se rappelle à nous,
doucement nostalgique, musique d’un
irréel du passé : ce que nous aurions connu.
Pour
certains, la musique suspend le temps et nous rend, dans son intervalle, l’évidence
d’une phase que la phrase toujours déçoit en ce qu’elle inclut une
temporalité car, au terme de son énonciation, ce qui l’a initiée aura déjà disparu. La
phrase crée donc un arrachement immédiat dans le décalage qui la constitue,
interdisant la fusion... L’extrême, le désir de la plus grande distance, peut
alors y produire une pétrification du
vivant, comme parfois dans la philosophie dogmatique. Il n’y a que dans son
lien avec la poésie qu’un risque est pris pour la philosophie : celui
d’une évolution, sur le fil, entre des mots qui disent cet indicible que leur divagation, leur
indétermination peut donner à ressentir.
C’est
ce que la musique et la poésie ont de commun : un dire qui va sans
dire...un diapason avec la sensibilité la plus souterraine.
La musique, comme la poésie, en particulier
dans le souffle de cet enregistrement de Savall, nous donne à retrouver,
autrement, des bribes de ce qui se vit comme perdu, non dans le souvenir qui
ferait image, mais dans une sorte de souvenance, retrouvaille évanescente,
ressentie en l’instant et tout aussitôt évanouie mais cet évanouissement –là,
c’est peut-être ce qui, le plus subtilement, trame l’étoffe intermittente de notre esprit, de son
souffle... « Esprit d’Arménie »... Son ouverture à la spiritualité aura permis à
Jordi Savall ce geste amoureux d’offrande au- delà de la mort, à Montserrat
Figueras, une transfiguration du manque dans un rappel harmonique et des
lamentos déplorant ces absences qui nous font solitaires, et se transcendent
dans la musique, cette musique là.
N.C.