La question d’une articulation entre le « sentiment océanique »
et l’écologie, est restée longtemps présente en moi sous une forme implicite
jusqu’à ce qu’elle se pose et insiste de plus en plus précisément dans la
mesure où il m’est devenu évident, à la lumière de la crise actuelle, que les
hommes, ainsi que la planète, comme on dit, mais plus largement l’univers auraient avantage à
une telle articulation.
Flashes
C’est mon expérience personnelle qui m’a orientée vers cette question :
je m’étais sentie ponctuellement, depuis l’enfance, sujette à des « flashes » très
particuliers comme celui qu’évoque ce poème de juin 2011 écrit, dans le temps
d’une ressaisie interprétative, quelques jours après une sorte de rêve éveillé,
un jour où je m’étais allongée dans l’herbe :
Dos contre terre,
j’avais les cheveux verts
et les mains bleues
ongles de nuages nacrés.
Je sentis le soleil entre mes doigts ouverts
et vis mon corps en suspens inversé.
Dos contre ciel,
j’avais les cheveux bleus
et les mains vertes
ongles d’écorce brune
Ce jour-là, je fus morte et vivante.
Qui dit « flash » dit effacement quasi immédiat. L’éclair d’un
tel instant, l’on ne peut se le réapproprier que dans la fiction de l’écriture.
Je ressens ce vécu comme « marginal », dicible seulement en poésie et,
après m’être longtemps crue « étrange » pour ne pas dire plus, il
m’arrive maintenant de trouver prétentieuse ou factice l’évocation d’après coup
comme de me sentir aussi, étrangère à mon contexte, voire exilée.
Mais…ayant rencontré dans mes pérégrinations la psychanalyse, la physique
quantique, le taoïsme, le YI Jing, fait l’expérience d’ « états de
conscience élargie », lu des textes qui parlaient de « mystique
sauvage » d’ « écologie intérieure », j’ai su que d’autres
avaient connu des expériences voisines et avaient su les traduire dans une
pensée qu’on ne pouvait qualifier d’extravagante.
Et, pour commencer, il y eut Romain Rolland
Romain Rolland m’était familier depuis l’âge de douze
ans, mes parents m’ayant offert « Jean Christophe » à l’occasion de
mon passage du premier au second cycle du collège Angelier où je faisais mes études à
Boulogne sur mer. Romain Rolland (1866-1944) est connu pour son pacifisme tel qu’il
l’exprime dans son texte « Au-dessus de la mêlée » ; il y
fait porter la responsabilité du premier
conflit mondial sur les deux belligérants. Sa confiance en un lien possible
entre les hommes, le fit adhérer à la troisième Internationale et rompre sa
très profonde amitié avec Stefan Zweig en 1933 : « Il est trop
clair, écrivait-il, que nos chemins se sont séparés. Il ménage étrangement le
fascisme hitlérien qui, pourtant, ne le
ménagera pas »…et qui, de fait, le
mena au suicide.
C’est à cet homme engagé que l’on doit l’expression « sentiment
océanique » et ses échanges avec Freud sur ce point sont connus ; ils
débutent en 1920, année au cours de laquelle Freud avait demandé à être
présenté à Romain Rolland qu’il admirait.
Sans revenir précisément à leur correspondance de façon exhaustive,
j’évoquerai quelques uns de leurs points de vue sous une forme dialoguée comme
s’il s’agissait d’une conversation et c’en fut une, en réalité, qui les occupa
de nombreuses années. Il ne s’agira donc ici que d’une forme condensée et
je transcrirai en italiques les termes qui me paraissent ambigus, révélateurs
d’une réserve sous l’éloge
S.F 1920 : Je conserverai jusqu’à la fin de mes jours le
souvenir réjouissant d’avoir pu échanger un salut avec vous. Car votre nom est
associé pour nous à la plus précieuse de toutes les belles illusions, celle de l’expansion de l’amour à toute l’humanité.
R.R. 1927 (après la
publication par Freud de « L’avenir d’une illusion ») : Votre
analyse des religions est juste mais j’aurais
aimé vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané, ou plus
exactement de la « sensation » religieuse qui est toute différente des religions proprement dites[…] le fait
simple et direct de la « sensation de l’Eternel »( qui peut très bien
n’ être pas éternel mais simplement sans
bornes perceptibles et comme océanique).[…]
Je suis moi-même familier avec cette sensation. Tout au long de ma vie, elle ne
m’a jamais manqué.
S.F 1929 : [Vos remarques] au sujet d’un sentiment que
vous qualifiez d’ « océanique » ne m’ont point laissé de repos.
Il se trouve que dans un nouvel ouvrage encore inachevé, je prends votre suggestion comme point de
départ, je parle du sentiment « océanique » et j’essaie de
l’interpréter dans le sens de notre
psychologie […] Je cherche, grâce à une dérivation analytique à l’écarter de mon chemin. Combien me sont
étrangers les mondes dans lesquels
vous évoluez ! La mystique m’est aussi fermée que la musique.
R.R. 1929 : Je puis
à peine penser que la mystique et la musique vous soient étrangères…Je crois plutôt que vous vous en
méfiez pour l’intégrité de la raison critique dont vous maniez
l’instrument »
R.R. 1929 après réception d’un exemplaire dédicacé de
« Malaise dans la civilisation » : Vous, docteurs de
l’Inconscient, au lieu de vous faire pour mieux le posséder, citoyens de cet
empire illimité vous n’y entrez jamais qu’en étrangers imbus d’une idée préconçue de la supériorité de la partie dont vous
venez…La méfiance que manifestent certains maîtres de la psychanalyse pour le
libre jeu naturel de l’esprit qui jouit de sa propre possession…trahit, à leur insu, une sorte d’ascétisme et
de sentiment religieux à rebours.
S.F 1931 : Bien près de l’inévitable terme de ma vie…et sachant
que je ne vous reverrai probablement
plus, je puis vous avouer que j’ai rarement aussi vivement ressenti ce
mystérieux attrait d’un être humain pour un autre qu’en ce qui vous
concerne Peut-être est-ce lié, de
quelque façon, à la conscience que nous avons de nos différences
« Différences »
Si l’on considère l’origine du terme
« mystique », indépendamment des domaines religieux qui s’en sont,
par la suite emparés, il signifie
seulement : « qui a trait aux mystères », c’est à dire aux
choses secrètes, cachées à ceux qui ne s’y initient pas. Il est de la même
famille que le verbe grec μυέω qui signifie initier, enseigner. C’est
pourquoi l’étonnement de Romain Rolland quand Freud se déclare étranger à la
mystique, se conçoit tout à fait car quoi de plus mystérieux et
« insu » que l’inconscient ? Et la psychanalyse n’a-t-elle pas à
voir avec une initiation ? N’est-ce pas une position scientiste qui a rendu Freud si
méfiant ?
Les « différences » entre les deux hommes apparaissent de
façon évidente en 1929 car cette année-là, Romain Rolland travaille à sa
trilogie sur l’Inde mystique, à ce que Freud a pu qualifier de « jungle
hindoue » dans laquelle il demande à Romain Rolland de le guider,
l’opposant à ce sens de la mesure en provenance de la culture grecque dont il
a, pour sa part hérité.
Il n’y a aucune raison de mettre en doute
l’affirmation de l’écrivain selon laquelle la sensation océanique lui
est familière depuis l’enfance et l’ouvrage « Jean- Christophe » la
laisse affleurer en diverses occurrences. Mais n’a-t-il pas rencontré et adopté
le terme « océanique », propre à exprimer une expansion du soi, dans la philosophie vedântique où le couple
conscience personnelle/conscience supra personnelle est représenté par le couple vague/océan ?
Quoiqu’il en soit, ce terme vient relier à point nommé son expérience
personnelle et la découverte des textes sacrés de l’Inde ancienne.
C’est la même année que Freud écrit que le terme « océanique » ne
lui a laissé aucun repos. Pourquoi en est-il à ce point « hanté »,
dans un mouvement
d’attraction/répulsion ? Se disant étranger à
l’ « océanique », ne s’est-il pas senti personnellement concerné,
voire menacé au point de tenter un
contre-feu tel que la dédicace de « Malaise dans la civilisation »,
offert à Romain Rolland peut le laisser entendre : « De la part d’un
animal de la terre ferme à son ami océanique » ? C’est que, pour
Freud, il s’agirait, dans l’ « océanique », d’un retour à un
« stade primaire », une manifestation « narcissique » de
l’ordre de l’ « introversion » voire un « autoérotisme »,
ce que Romain Rolland conteste, évoquant une expansion illimitée, certes, mais
consciente d’elle-même, irréductible à une quiétude infantile.
L’insistance de Freud à quêter l’adhésion d’un homme dont tout le séparait
ne renvoie-t-elle pas, ainsi que le suppose Michel Hulin dans son ouvrage
« La mystique sauvage » à une « zone aveugle, une faille secrète de la théorie
psychanalytique » ?
Non pas une mais des « mystiques »
Dans le même ouvrage, Michel Hulin s’intéresse à ce qui est connu : la
mystique religieuse, la mystique telle que l’approchent les annales de la
psychopathologie ou encore des états consécutifs à l’absorption de drogues et
dont la littérature donne de nombreux exemples. Mais, à côté des écrits de
Sainte Thérèse d’Avila et des travaux de Janet qui enferment sa patiente
Madeleine dans le domaine psychopathologique, à côté aussi d’expériences
théâtralisées, comme celle de Rousseau sur le chemin de Vincennes, Michel Hulin veut montrer qu’il existe aussi
une mystique « laïque » quasi banale, voire triviale, qu’il appelle
« spontanée », mais le plus souvent ignorée. Il cite, sur ce point,
des exemples nombreux et précieux. Il
s’agit de sauts dans l’occulte, terme qui pourrait être préféré à celui de
mystique parce qu’il restituerait le sens étymologique d’un mot qui s’est noyé
dans les appropriations religieuses.
Voici, entre autres, quelques lignes du témoignage de l’écrivain irlandais
Forrest Reid : « On eût dit que tout ce qui m’entourait s’était
soudain retrouvé à l’intérieur de moi-même. L’univers entier paraissait résider
en moi. C’était en moi que l’alouette chantait, en moi que brillait le chaud
soleil et que s’étendait l’ombre fraîche. Un nuage monta dans le ciel et une
légère averse vint crépiter sur le feuillage. Je sentais la fraîcheur
s’épancher dans mon âme et je percevais dans tout mon être l’odeur délicieuse
de l’herbe, des plantes, de la riche terre brune. J’aurais pu sangloter de
joie.» Comment ne pas faire ici un rapprochement avec cette joie proche de la
béatitude qu’évoque Spinoza au terme de son « Ethique » ?
Ou avec cet élan nommé « inspiration » dont témoignent de nombreux
artistes ? Je pense aussi au poète Henri Michaux : « Il
m’arrive depuis quelque temps et plusieurs fois dans la journée, et dans les
moments les plus détestables comme dans les autres, tout à coup une ineffable
sérénité. Et cette sérénité fait un avec la joie, et tous deux font zéro de
moi »
L’étonnant dans certains témoignages présentés par Michel Hulin, c’est que
le surgissement extatique qu’ils évoquent peut naître de façon presque
triviale, à la vue du plus humble des objets comme en témoigne la « lettre
de Lord Chandos » de Hugo von Hofmansthal : « Lorsque l’autre
soir, sous un noyer, je trouve un arrosoir à moitié plein oublié là par quelque
jardinier, avec son eau assombrie par l’ombre de l’arbre et sillonnée d’un bord
à l’autre par un insecte aquatique, tout cet assemblage de choses
insignifiantes me communique si fort la présence de l’infini qu’un frisson
sacré me parcourt de la racine des cheveux à la base des talons […] En de
tels instants, une infime créature, un chien, un rat, un pommier rabougri, un
chemin carrossable qui serpente au flanc
d’une colline, une pierre couverte de mousse me deviennent plus précieux que la
plus belle des amantes s’abandonnant dans la plus heureuse des nuits. ». Une
expansion donc, qui dépasse l’érotisme dont Michaux faisait grief à Bataille de
s’être arrêté là par peur du pas de plus, celui qui ouvre d’autres mondes,
celui du courage de l’amour et de la contemplation.
N’est-on pas là très éloigné de la conception freudienne d’une régression
qui caractériserait de telles expériences ? Si Freud est resté longtemps
habité par cette question, c’est peut-être parce qu’il a pressenti que de tels
états-contrôlés voire cultivés- pouvaient avoir valeur libératrice ou heuristique
au- delà de ce qu’il en théorisait.
Ces états sont parfois accompagnés d’une angoisse car ils surviennent
souvent au terme d’une rupture ou lors d’un absolu dépaysement et l’on sait
aussi que l’effacement identitaire, « zéro de moi », qui les
accompagne, ne va pas, en Occident du moins, sans quelques assauts paniques. Accueillis, apprivoisés, comme dans le dernier
exemple, ils se produisent sur un fond de détachement mélancolique qui refera
surface à leur disparition. Voilà qui me ramène à l’ouvrage de Frédéric Worms
« Revivre. Eprouver nos blessures, nos ressources » sur lequel je me
suis penchée en 2011, texte qui fait à la bipolarité une place à l’extérieur de
la pathologie. Il indique combien nous
sommes non seulement tour à tour, mais en même temps, glacés et réchauffés, en
mélancolie et en joie Cette sorte de
« bipolarité » pourrait être la marque que chacun porte, s’il y prend
garde, au vif de sa chair, mais aussi celle d’une époque et peut-être le signe
d’un progrès de la pensée. Pourquoi en effet considérerions-nous comme opposé
ce qui est en réalité complémentaire ? Ainsi en va-t-il aussi de ce que
l’on nomme le Bien et le Mal qui ne peuvent être contradictoires dans la mesure
où l’un ne va pas sans l’autre. Une lucidité sur ces points ne pourrait-elle
servir d’antidote à la « moraline » et nous inviter à rechercher des
ajustements « adéquats », pour rappeler Spinoza, plutôt que des
anathèmes ? On peut penser que c’est la conscience d’une telle bipolarité
qui a rendu Stiegler si sensible à tous les renversements possibles d’un
phénomène, ce qui l’a conduit à faire du pharmakon un outil théorique précieux.
Si l’on approche, à l’aide de cet outil le sentiment océanique, l’on voit bien
qu’il est considéré comme régressif par
ceux pour qui une suspension momentanée
de l’engagement actif dans les affaires du temps est inenvisageable alors qu’il
n’efface pas cet engagement. On peut passer de l’un à l’autre et, sans doute,
faire servir l’un à l’autre.
Ainsi est-il perçu par Freud lui-même, (mais il est vrai que c’est pour en
dénoncer le caractère illusoire selon lui), comme une « expansion de l’amour à toute
l’humanité », expansion dont témoigne la vie de Romain Rolland. Et cette
expansion s’accompagne en même temps d’une acuité et d’un élargissement de la
conscience. Illusion ou capacité ? Sans doute les deux mêlées.
Etat des lieux
En tant qu’impliquant un lien avec
la nature, comme avec l’humanité, le « sentiment océanique » ouvre
aux questions écologiques qui se posent nécessairement à nous car nous vivons
en effet, au-delà du domaine économique et politique, mais en lien avec lui, une crise de
l’individuation, en tant que rapport à l’univers, à l’autre et à soi. L’ère
« anthropocène » (ce mot désigne une période géologique durant
laquelle l’action humaine a des répercussions sur la planète. Origine :
XVIIIème s.), nous met en
face de la responsabilité de l’homme vis-à-vis des autres vivants. Nous sommes dès lors, face aux « entités
non humaines », (forêts, rivières, montagnes, monde animal), tenus de
changer d’échelle pour lire l’histoire.
Autrement
dit, notre relation à la nature est concernée en ce que nous sommes inscrits en
elle comme elle l’est en nous et c’est bien ce qu’exprime le « sentiment
océanique » en tant qu’amour du vivant qui englobe les hommes autant que
leur environnement. Rappelons- nous l’étymologie du mot : du grec « οἶκος »
maison et «λόγος» science, connaissance. Et il est bien question de notre
habitat au sens large, au sens où Hölderlin écrivait que c’est en tant poète
que l’homme pourrait se considérer comme habitant la terre
Or si l’écologie a tant
tardé à occuper une place dans la société, c’est que l’humanité a développé des
mécanismes de défense, à l’instar de ceux de Freud vis-à-vis du
« sentiment océanique », de sorte que nous avons adopté, à l’égard de
la nature, un comportement de maîtrise, de contrôle, donc de destruction.
Ecolopharmacologie
A approcher le lien
homme/nature avec l’outil pharmacologique, nous repérons quelques pièges. J’en
évoquerai deux, consciente qu’il en existe d’autres, étant donnée la complexité
des questions.
Le premier serait de
« techniciser » l’écologie pour la mettre au seul service de l’homme
(anthropocentrisme) et non du vivant (biocentrisme) Cela reviendrait à
reproduire un comportement qui a contribué à la destruction de l’environnement.
Or, si l’homme a besoin de la vie, la vie a aussi besoin de l’homme.
Le second serait de « totaliser »
la nature en la considérant comme seul milieu vivable. Un film de Sean Penn «
Into the wild », illustre bien l’aspect mortifère d’une telle conception.
Il s’agit de l’histoire vraie de ce baroudeur dont l’obsession est de vivre au
seul contact de la nature sauvage. Ceux et celles qu’il rencontre sur sa route
et avec lesquels il noue des liens forts, tentent de le dissuader. Avide d’une
fantasmatique liberté absolue, il ne distingue plus entre l’attitude légitime
qui consiste à s’opposer aux aspects aliénants de la civilisation et la
nécessité vitale de rester en lien avec les humains. Au moment où il comprend
l’importance de ce lien et veut revenir sur ses pas, la rivière en crue lui
barre la route, le poussant à réaliser les débordements implacables des catastrophes
naturelles et quand, le gibier venant à manquer, il cherche à se nourrir de
champignons, il en absorbe un vénéneux. Il est à l’article de la mort. Un
grizzli tout à coup, est là qui l’observe et passe son chemin. Scène
extraordinaire : sous l’œil indifférent de la bête, le monde sauvage
conduit à la mort cet homme piégé dans
une idéalisation de la nature.
Pour autant, en ce qui
concerne l’aspect structurant de notre lien avec la nature, n’oublions pas
qu’au stade premier, primaire selon Freud,
qui y réduit le « sentiment océanique » pour s’en défendre, tout en
restant perplexe, nous n’avons fait qu’un avec le monde. Aucune différenciation
n’intervient, à notre origine, ni avec la mère, ni avec le contexte. Bébés,
nous avons été le vent qui caressait notre joue, la chaleur qui réchauffait
notre peau. C’est une époque de symbiose avec tout le contexte, aussi bien les
personnes que la nature, les objets et même le langage. A l’origine de la vie
psychique il n’y a pas de séparation entre un environnement et l’être humain.
Il en reste un lien structurant et indéfectible ; des savoirs très anciens l’ont rappelé dans
leurs conceptions de la vie ; ainsi, les Incas ont-ils bâti l’Intiwatana l’ « agrafe du soleil », lieu
situé sur la cime de la « Colline Sacrée » du Machupichu. L’intiwatana,
pierre-autel destinée à s’amarrer au soleil fait le lien entre le cosmique, le
minéral et l’homme.
Dans un contexte plus
actuel, les aborigènes d’Australie
appartenant sans doute à la plus ancienne culture au monde, gardent
vivante une tradition sacrée basée sur
le rêve, et qui donne une importante capitale à la terre, au cœur de leur
identité, comme en témoignent leur peinture de réputation mondiale ainsi que
leurs tentatives littéraires, musicales et cinématographiques. Le
rêve, médiateur entre la terre et l’invention créatrice, est aussi considéré
dans sa valeur initiatique par les Trobriandais qui, selon le hongrois Ehel Ràcz qui a séjourné dans leur
île, ont « 2000 ans d’avance sur nous » Voici ce qu’en rapporte Eliane Métais dans
« Au commencement était la terre » : « Les rêves
racontés par les Mélanésiens sont multiples, qui montrent les
« esprits » bien présents venant conseiller, initier, apporter des
remèdes, se promener dans l’Allée Centrale, prévenir d’une mort prochaine, et à
la limite « psychanalyser » et même donner de l’argent » .Ce
lien entre l’univers, voire le plurivers et l’homme, des astrophysiciens en
rappellent aussi l’évidence : la composition de notre corps au niveau des
atomes ne diffère pas de celle du reste de l’univers, comme l’indique Hubert
Reeves, nous définissant comme des « poussières d’étoiles » car
tous les noyaux des atomes qui nous constituent ont été engendrés au centre
d’étoiles mortes il y a plusieurs milliards d’années.
Bilans
De nos jours, nous
assistons à une dégradation de la nature et ce n’est pas une technicité
écologique qui pourra réparer les dégâts, c’est une ouverture à la vie sauvage
en nous et autour de nous. Car c’est de cet aspect sauvage que notre culture
nous a trop appris à nous démarquer, privilégiant le rationnel par peur des
débordements dont la nature, avec ses catastrophes, peut donner l’image, ce qui
renvoie aux possibles débordements de nos pulsions.
Parce que celles-ci
peuvent être ravageuses, nous les avons refoulées derrière une rationalité qui
se révèle, dans notre actualité, tout aussi ravageuse. Or, avec tout cela, il
faudrait composer à l’aide de
l’outil pharmacologique ce qui permet réaliser pleinement que ce qui est
poison peut devenir remède et inversement. Il n’y a pas lieu de supprimer ou de
refouler l’un ou l’autre des aspects du pharmakon mais de rechercher les
meilleurs ajustements pour préserver la vie en nous et au-dehors. Nous en
sommes loin car notre culture dualiste a conduit à opposer l’individuel au
social, l’homme à la nature, donc le civilisé au sauvage et, à l’intérieur de
chacun, la raison à la passion ou à la pulsion. C’est pour nous protéger de l’indifférencié,
du fusionnel, de l’océanique, que nous en sommes venus là. Alors, nous dénions les liens profonds que nous avons
avec notre environnement et notre rejet est d’autant plus violent que nous
luttons contre notre nostalgie du ressenti initial de totalité que nous croyons
avoir perdu et qui pourtant s’inscrit fugacement dans le sentiment océanique.
Nous préférons, plutôt que de nous interroger, être « normaux »,
c'est-à-dire, comme des robots, répondre aux attentes de la machine
socio-économique. Ce qui est refoulé faisant généralement retour, l’on peut se
questionner sur le lien entre cette « normalité », les
« clivages » qui caractérisent la culture occidentale et les
violences, voire les horreurs qui débordent actuellement l’humanité.
In
fine
Quoiqu’il en soit, les
questions qui se posent de façon de plus en plus pressante, le sentiment d’une
urgence, sont l’indice d’un changement d’époque qui, certes prendra beaucoup de
temps à s’imposer mais notre anxiété devant l’aggravation des dégâts
planétaires, et une détérioration concernant tout notre environnement devrait y
contribuer. Ces dommages, tels que l’illustre l’impossible réparation du
désastre qui a détruit Fukushima ou encore l’épuisement des ressources et de la
terre que produisent une agriculture et un élevage industriel intensifs renvoient
à la responsabilité de nos sociétés, à leur l’impuissance, à la nocivité d’une technicisation
accrue, qui, non régulée, non encadrée par le Droit, devient source de
catastrophes.
Pour changer de cap, il
faudrait reconnaître le lien entre tous les éléments qui constituent le vivant,
nous écarter d’une conscience trop mentale, non irriguée par le désir, ainsi que
d’approches trop rationnelles devenant nuisibles dès lors que nous y perdons
nos capacités à nous émouvoir.
Parce que les anciennes
manières de faire ne suffisent plus, il importe de laisser remonter ce qui est
de l’ordre du sensible, du non formaté, du non formulé, de l’intuitif, le
troisième mode de connaissance selon Spinoza.
C’est pourquoi cultiver en soi une disposition au
« sentiment océanique » me semble capital en tant qu’il pourrait être
au service d’options écologiques intériorisées. Certes, ceux à qui il est
étranger prendront cela pour une douce lubie. Pourtant, il me semble que chacun
est porteur d’une telle aptitude, s’il ne l’étouffe pas dans l’œuf et que le
vivant aurait beaucoup à y gagner
Mais pour cela, il
faudrait pouvoir échapper à la tendance dualiste de notre époque qui, dans les
pays dominants, clive et exclut. Il importerait de retrouver, loin de nos
cadres mentaux, le lieu du « sauvage » en soi et au-dehors. Ne
pourrions- nous, en ce lieu accueillir, sans leur donner libre cours, nos
pulsions agressives ou mortifères et les prendre en patience afin que puissent
se développer grâce à la balance pharmacologique, nos pulsions désirantes sans
lesquelles il n’y aurait plus qu’assujettissement et formatage, loin des
jaillissements de l’invention, de l’amour, du plaisir ?
N.C.