L’un des objets préférés de L. fut,
dans l’enfance, un kaléidoscope. Son aspect extérieur ne payait pas de
mine : une sorte de cône en carton bouilli d’un ocre gris indéfinissable.
Mais son nom, déjà, faisait rêver : des sonorités pouvant évoquer les
mille et une nuits, le titre d’un conte de Shéhérazade...L. n’en apprendrait
que bien plus tard l’origine grecque kalos
(beau) eidos (aspect), scope (regarder).
Elle ne se lassait pas de tourner
voluptueusement l’objet entre ses doigts, lentement, pour prolonger
savoureusement l’attente de la prochaine image,
attentive au contact du grain rugueux. Et soudain, sous une légère impulsion supplémentaire
de la main, l’émerveillement se produisait : des gerbes de couleurs, de
lumières, de rayons, de formes. Elle appréciait particulièrement que les figures
s’enchevêtrent, se fondent les unes dans les autres. Elle pouvait demeurer là
indéfiniment, à manier son kaléidoscope, qu’elle soit d’humeur à s’abandonner
au rêve, ou qu’un chagrin ait fait couler des larmes qui séchaient dans les multiples jaillissements de couleurs.
Plus tard, elle saurait que des
physiciens, à l’aide de kaléidoscopes, avaient approché la nature de l’infini,
infini potentiel ? Infini actuel ? Pour fabriquer un kaléidoscope, il
fallait créer un motif symétrique à
partir des images d’un objet placé entre deux miroirs orientés selon un certain
angle. Ce jeu des miroirs pour figurer l’infini fut aussi utilisé par Orson
Wells dans le film « La Dame de Shanghai ». Les images du couple
Wells- Rita Hayworth se multiplient comme à l’infini dans l’abîme des miroirs.
L. comprit, se référant à la théorie
des objets et espaces transitionnels de Winnicott que « son »
kaléidoscope avait fait lien entre son enfance la plus indiscernable, parfois
la plus heureuse, comme la plus invivable et ce qu’il en restait : des questions persistant à se poser à elle,
toujours ouvertes, allant se métamorphosant, évoluant, dans une pensée
kaléidoscopique, changeant d’orientation, d’inflexion selon les prismes :
par-dessus toutes les questions sociales ou sociétales, chroniques de faits, il
y avait, les surplombant et les déterminant, le mystère de la beauté, de l’infini,
de la mort Un kaléidoscope fait à lui
seul la synthèse de ce triple mystère, beauté d’images mourant l’une en l’autre
dans l’infini des miroirs.
La mort relevait de la question de
l’infini, non plus seulement dans la beauté d’un espace s’infinitisant mais
aussi dans la temporalité d’images se succédant. C’est sans doute pourquoi Schopenhauer
avait évoqué le kaléidoscope pour représenter au- delà de cet objet, une
sorte d’éternelle re composition.
« L'histoire
a beau prétendre nous raconter toujours du nouveau, elle est comme le
kaléidoscope : chaque tour nous présente une configuration nouvelle, et
cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous
nos yeux. » (Le monde comme volonté et
comme représentation)
Il semblait à L. que ce qui concernait la
grande Histoire valait aussi pour chaque destin : nos vies sont
kaléidoscopiques, et si par malheur notre pensée ne l’était pas, nos systèmes,
et peut-être alors même l’Histoire se figeraient dans des formes
conservatrices, dominatrices, voire totalitaires. Dans sa mouvance, le
kaléidoscope lui apparut dès lors comme la caution d’une liberté certes
relative mais pour autant pas impossible.
N.C.