Défiance réciproque des sciences sociales et
de la philosophie
Frédéric Lordon, dans son ouvrage
consacré à « la société des affects » montre tout d’abord que pour conquérir leur
autonomie, les sciences sociales on dû s’affranchir de la philosophie. Il leur
a fallu trouver une spécificité linguistique qui a abouti à un style jargonnant
n’ayant rien à envier à l’hermétisme philosophique. Par ailleurs, se détournant
de cet « humanisme » suspect qu’elles imputaient à la philosophie,
les sciences sociales ont cherché à forger des instruments de mesure,
s’appuyant de façon caricaturale sur les mathématiques, jusqu’à l’outrance dans
le champ de l’économie. Il se peut bien
que, ce faisant, elles aient voulu se constituer en une élite d’initiés.
Mais la langue des sciences sociales
ne peut être la langue mathématique. Elle ne peut être que langue de théorie donc
de concepts ; par conséquent, s’étant extraites de la philosophie, il leur
faut bien y revenir avec cette évidence que le concept n’est pas la chose
exclusive de la philosophie
Le
contentieux avait atteint un point culminant avec la sociologie de
Bourdieu : cette dernière, en tant qu’analyse critique des effets
d’autorité sociale s’en prenait de ce fait à l’autorité intellectuelle et à
ceux qui en offrent une incarnation : les philosophes.
Il semble désormais qu’un dépassement
se produise et, à l’interface de ces deux disciplines, de nombreux travaux
signalent une évolution et une association fructueuse dans un renouement des
sciences sociales et de la philosophie car, fait remarquer l’auteur, il ne
saurait y avoir, du côté de la philosophie de concepts sans objet ni, du
côté de la sociologie, un objet démuni
de concepts.
Autre forme de défiance à l’égard de la
subjectivité et des émotions
Dès son introduction, Frédéric Lordon
justifie son titre et son sous-titre : « La Société des affects.
Pour un structuralisme des passions ».
Les sciences sociales ont voulu ignorer, outre la philosophie, la réalité des
émotions parce que leur objectif était de se constituer en tant que sciences
des faits sociaux et non des états d’âme, de peur d’évoluer vers une sorte de
psychologie sentimentale. Elles se sont donc aussi démarquées des approches
psychologiques et psychanalytiques de la subjectivité Mais voilà, la réalité
sociale est autant faite des affects des hommes que du poids déterminant des structures. L’on ne peut se
satisfaire de ne prendre en considération que les structures. Il y a des
individus qui éprouvent des affects induits par les structures sociales et
politiques et, pour l’auteur, il convient de réunir les deux bouts de la chaîne
pour « donner accès à un structuralisme des passions » position
permettant, bien au-delà d’une simple synthèse,
de favoriser des régulations, des accommodations. L’auteur
écrit : « Les individus ne se comportent que comme les
structures les déterminent à se comporter ; mais ils n’ont un tel
comportement que pour avoir désiré se comporter ainsi. Ces deux propositions ne
se raccordent que par la médiation des affects ». Voilà qui rappelle
Deleuze et sa célèbre affirmation : « On ne délire que du
social »
Résumons : les sciences sociales
ont à travailler avec des concepts
philosophiques et elles ont à
s’intéresser aux affects ; ces affects sont déterminés par des structures
dont l’effet peut être désiré. Il n’est pas étonnant, dès lors que
l’ « Ethique » de Spinoza et son « Traité politique »
soient au fondement de l’analyse de Frédéric Lordon même si, on le verra, ce
mouvement le conduit quelque peu à écimer la pensée de Spinoza, en laissant
volontairement de côté, en particulier, le point de départ de
l’ « Ethique » : la définition de la Substance. Pour approcher les
outils conceptuels que Frédéric Lordon emprunte à Spinoza, revenons, trop
rapidement, sur quelques définitions fondamentales proposées par l’
« Ethique » et par le «Traité
politique »
L’ « Ethique »
C’est la Substance que Spinoza conceptualise en tout premier lieu ; la
Substance est cause de soi : « j’entends par Substance ce qui est en
soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du
concept d’une autre chose dont il doive être formé ». Nous rencontrons ici,
il faut le remarquer en passant, l’idée d’une causalité endogène que théorise
aussi, de nos jours, la physique quantique quand elle étudie le
« saut » de l’onde à la particule.
Plus loin dans l’ « Ethique »,
Spinoza identifie la substance à Dieu,
c'est-à-dire à la Nature (Deus sive
Natura). Cette Nature, dotée d’une infinité d’attributs, est à la fois
naturante et naturée. Naturante en tant que force productrice. L’aspect naturé
de la substance, ce sont les effets de sa puissance naturante les modes. L’homme est l’un de ces modes et
ne peut percevoir que deux attributs de la Substance : l’étendue et
l’esprit, ce qui le constitue en tant que corps-esprit (Spinoza ne dissocie pas
l’un de l’autre). L’homme n’est plus un sujet au sens philosophique traditionnel,
ni un sujet-substance, au sens cartésien, mais une modalité de cette Substance
qu’on peut se représenter comme un réservoir de puissance, un fait primitif et
autonome. Cette conception apparaît aussi, peut-être plus clairement exprimée,
dans la pensée arabe où le mot tabî’a
désignant la nature peut avoir une
fonction de participe actif ou passif, désignant donc en même temps « ce
qui empreint/imprime » et « ce qui porte l’empreinte. Substance et
modes sont ici associés en un même terme.
Les choses produites ont en commun l’effort pour persévérer dans leur
être, effort existentiel que Spinoza nomme le conatus. L’être humain, mode particulier de la substance se trouve affecté par les réalités extérieures
qui produisent en lui des affects influençant
cet effort existentiel, ce conatus; Spinoza distingue trois affects
principaux ; le désir, la joie, la tristesse. Le désir, c’est la forme que
prend en l’être humain « l’effort pour persévérer dans son être ». Le
désir est donc le moteur qui le dirige vers des formes extérieures. Ces causes
extérieures du désir ne sont pas désirables en tant que telles mais simplement
parce qu’on les désire. Spinoza définit alors le désir comme « essence
même de l’homme », ce qui, si on adhère à son propos, exclut de
l’identifier comme manque puisqu’il est indissociablement lié au mode humain. De cet élan naîtront des passions tristes ou
des passions heureuses. Les passions heureuses augmenteront la puissance
d’agir, les passions tristes l’amoindriront.
Le « Traité
politique »
Dans cette œuvre, Spinoza analyse
l’articulation du droit naturel et de l’Etat. Hobbes, le premier a défini la notion de « droit
naturel », une puissance que chacun
a le droit d’exercer jusqu’au meurtre. Et, de ce fait, l’homme étant selon lui
« un loup pour l’homme », un Etat fort devra se constituer pour
dompter la puissance naturelle des hommes. Cet Etat, représenté par le
Léviathan, maîtrisera le « droit naturel » de ses sujets en faisant
régner la peur.
Spinoza, privilégiant aux autres
exercices de la souveraineté, celui de la démocratie affirme, en opposition à
Hobbes, que le pouvoir politique pourra accueillir le droit naturel des êtres
humains et les « affecter » de manière à susciter en eux les passions
joyeuses plutôt que les passions tristes. Alors, le peuple se fera l’allié de
l’Etat, jusqu’à devenir l’Etat : chacun comprenant en effet l’impossibilité
d’exister individuellement en dehors de féroces luttes de domination, délèguera
à l’Etat, son « effort existentiel » (conatus).
Les concepts élaborés dans
l’ « Ethique » se
retrouvent donc ici, interprétées politiquement : force existentielle,
affects de joie, affects de tristesse. Il s’en dégage corollairement qu’une puissance d’agir de l’Etat prolongeant
celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme
pour qui la joie est fondatrice. Le « droit naturel » serait structuré par les lois en lesquelles il se
prolongerait, « droit naturel » auquel, et Spinoza y insiste en
diverses occurrences, il n’y aurait pas lieu de renoncer.
Relisons cet extrait Du chap. XX du
« Traité théologico-politique :
« Des fondements de l’Etat tels
que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence
que sa fin dernière n'est pas la domination ; ce n'est pas pour tenir l'homme
par la crainte et faire qu'il appartienne à un autre que l’Etat est institué ;
au contraire c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive
autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son
droit naturel d'exister et d'agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n'est pas de faire passer les hommes de la
condition d'êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d'automates, mais au
contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en
sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une Raison libre,
pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils se supportent
sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la
liberté. »
Contradicteur de la pensée de Hobbes, défenseur
de la démocratie et de la liberté, liberté dont il démontrera pourtant la part
d’illusion, Spinoza est également un partisan déclaré de l’ordre politique;
promoteur d’une recherche personnelle de « joie », il lie
néanmoins indissociablement cette joie à un souci politique, mais aussi à une
recherche éthique.
Frédéric
Lordon montre l’actualité de Spinoza en s’intéressant en particulier au travail
salarié
Le titre, avec le
mot « affects », le sous-titre, avec celui de
« passions » porte déjà la marque de Spinoza dont est imprégnée de
façon générale la pensée du « socio philosophe ». Frédéric Lordon montre, dans les articles dont son livre est constitué
que les relations qu’entretiennent les hommes avec l’Etat et donc avec les
institutions, sont des histoires d’affects, de passions tristes ou joyeuses qui
peuvent soit augmenter, soit amoindrir leur effort pour persévérer dans leur
être, tel que Spinoza l’a théorisé sous le nom de « conatus ».
Un remodelage du « droit naturel »
est, selon Spinoza, au fondement de
l’ « état civil ». Lordon en fait outil conceptuel pour analyser
les relations de l’homme avec son travail.
Il rappelle que ce « droit naturel »
selon le « Traité politique II
8 » « n’exclut ni les conflits ni les haines, ni la colère ni les
ruses ni absolument rien de ce que l’appétit conseille » et donc y renoncer n’affecterait l’homme que de façon
triste si d’autres élans ne poussaient les hommes les uns vers les autres. Mais
ce n’est pas suffisant, selon le sociologue ; il y faut un supplément venu
du dehors, de dispositifs institutionnels pouvant contenir et orienter les élans
du désir. Les renoncements qui semblent limiter, par une puissance supérieure (l’autorité des décrets, des structures et des
lois) le champ de la puissance de l’homme et donc produire un affect de
tristesse sont pourtant aussi générateurs d’affects joyeux. L’entrée dans l’état
civil conçu comme l’ordre des institutions politiques de la cité produit la
sécurité, « une joie née de l’idée d’une chose future ou passée à
propos de laquelle toute incertitude est levée » (« Ethique »
III 14). De la même manière, l’accès à l’état salarial par l’intermédiaire du
travail qui exige de lourdes contraintes
(affect de tristesse) est compensé par le salaire ; et la monnaie produit
un affect de joie lié à la satisfaction
de l’effort pour persévérer biologiquement et matériellement mais aussi
au fait que l’argent, « devenu le condensé de tous les biens
[...] on n’imagine plus guère aucune espèce de joie qui ne soit accompagnée de
l’idée de l’argent comme cause » (« Ethique »IV Appendice)
Ne nous méprenons pas : Frédéric
Lordon ne se pose pas en défenseur de l’ordre social dominant, d’autant plus
que l’affect de joie lié à l’argent laisse, dans notre actualité, beaucoup d’entre
nous sur le côté, que la réalité du chômage et de la précarité ne peuvent qu’engendrer
des affects de tristesse L’on comprend donc vite pourquoi il fait de Spinoza
une sorte d’allié dans sa contestation de l’évolution des institutions dans
notre modernité.
Travail,
salaire, affects
Dans un retour historique sur le
capitalisme, Frédéric Lordon montre que la mise en mouvement du corps des
salariés ne tient pas à leur désir d’obtenir un bien mais d’éviter un mal.
On ne peut parler d’affect joyeux
puisqu’il s’agit principalement de survivre, de se donner péniblement les
moyens de ne pas dépérir. Il se penche là, sur la condition des ouvriers
principalement animés par la peur de la misère. Le désir vital d’obtenir de
l’argent apparaît dans les structures sociales du capitalisme comme « le
point de passage obligé de la persévérance dans l’être »
Le capitalisme a fait évoluer, avec le
fordisme, ces formes premières, orientant les désirs et affects vers des formes
plus joyeuses s’éloignant des affects tristes de la précarité vitale et de la
pénible mise en mouvement des corps en offrant la stabilité des
conditions matérielles des salariés, le plein emploi, la progression des
salaires, la satisfaction du désir d’objets marchands. La jouissance de la
marchandise a pris la place de l’aiguillon de la faim dans les meilleurs des
cas.
Frédéric Lordon montre bien là comment
la modification des structures entraîne celle du régime des désirs et des affects et comment,
par conséquent, destin social des hommes, institutions et affects ont partie
liée.
Mais la possibilité d’acquérir des
objets ne paraissant pas suffisante car alors, la motivation du désir ne serait
qu’ « extrinsèque », il faut obtenir un régime d’ « affects
joyeux intrinsèques » : le travail doit devenir une
occasion « d’accomplissement », de « réalisation de
soi » ; à partir de là, le capitalisme bascule dans le libéralisme et
la « psychologie managériale » fait son entrée, câlinant les
salariés, surtout les plus productifs (salles de relaxation, de massage...)
dans les entreprises. Alors les hommes au travail deviendront des
« enrôlés joyeux ». Ainsi l’entreprise néolibérale fait-elle des
approches de Spinoza une application tout à fait imprévue, instrumentalisant,
en particulier, son affirmation : « Il faut conduire les hommes
de façon telle qu’ils aient le sentiment, non pas d’être conduits mais de vivre
selon leur complexion et leur libre décret » (« Traité
politique » X,8). Cela suppose une gouvernance bienveillante cherchant ce
qui convient à la fois à l’homme et à l’Etat.
La manœuvre a cependant les limites que met à
jour l’ « Ethique » (II 35) quand Spinoza énonce que « les
hommes se trompent quand ils se croient libres ». Le sentiment de vivre selon sa
« complexion » et « son libre décret » serait donc une
illusion sur laquelle un pouvoir attaché au bien commun pourrait s’appuyer. L’utilisation
de cette invitation spinozienne par le néolibéralisme est perverse car ce
dernier ne représente pas une instance attentive au bien commun : il ne
cherche pas, en effet, ce qui est adéquat pour l’homme- adéquation qui est un fondement de la
pensée spinozienne- mais ce qui l’est pour les institutions, la plupart du
temps dans un but de productivité et de profit. Frédéric Lordon écrit, en
effet , que c’est « par les mêmes mécanismes que le souverain monétaire
et le souverain politique se font l’un et l’autre reconnaître : par captation de la puissance de la multitude
comme pouvoir de produire un affect commun » ; mais à vouloir les
persuader par tous les moyens possibles que
le travail peut être à la fois source de richesse et d’épanouissement
personnel, et donc de liberté, la manœuvre enferme les hommes dans leur illusion ;
en effet, si l’on écoute jusqu’au bout Spinoza sur ce point, « les hommes
se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en
cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions mais ignorants des causes qui
les déterminent ». Spinoza, ici, approche ce qui sera théorisé plus tard
comme inconscient et ouvre une question : qu’en est-il dans une société
quand survient, dans la violence, un débordement de ces causes ignorées ?
Spinoza envisage cette question dans
son « Traité politique » (III 9) : « Il faut admettre
qu’appartient le moins au droit de la cité ce qui indigne le plus grand
nombre ». Et, comme dans l’ « Ethique », il a considéré qu’une puissance d’exister ne
pouvait être dominée que par une puissance d’exister supérieure, on peut en
déduire que les servitudes tristes, devenues insupportables, se retournent
contre l’ordre social et « affectent » à leur tour un pouvoir
politique ou économique de façon négative jusqu’à le renverser, ce qu’on a vu
dans les révoltes récentes qui ont embrasé le monde et que l’on voit dans les
conflits sociaux qui apparaissent, ici ou là, dans un domaine professionnel ou
institutionnel (grèves, séquestrations, manifestations) qu’en quelque sorte,
Spinoza anticipe : « bien que nous disions que les hommes relèvent
non de leur droit, mais de celui de la cité,
nous n’entendons pas que les hommes perdent la nature humaine pour en adopter
une autre ; ni par conséquent que la Cité ait le droit de faire que
les hommes s’envolent, ou- ce qui est tout aussi impossible- que les hommes
considèrent comme honorable ce qui provoque le rire ou le dégoût »(T.P.IV
4).
La question devient dès lors celle de «
l’insupportable », très difficile à anticiper, ce qui fait écrire à
Frédéric Lordon : « Une dynamique critique n'est lancée que par
une formation de puissance collective déterminée à une action transformatrice.
Et cette formation de puissance elle-même ne se constitue que sous le coup
d'affects communs suffisamment intenses. Ces affects ont à voir avec les seuils
de l'intolérable, de "ce qui ne peut plus durer". Mais l'extension du
"ce" qui est l'objet du jugement, et l'intensité requise pour qu'il
soit jugé "ne plus pouvoir durer" sont soustraits à toute
connaissance certaine et "à priori". Qu'un état de chose économique
devienne une crise demande donc de savoir quels affects cette affectation va
produire. Pour leur fortune et pour leur infortune, les pouvoirs vivent dans
cette indétermination, c'est à dire à l'abri de la plasticité du corps social
dont les tolérances et les capacités d'accommodation peuvent s'étendre
étonnamment loin ou, sous le risque d'un seuil invisible dont le franchissement
ne sera constaté que trop tard »
On peut penser que le seuil du
tolérable, dans nos sociétés, s’est étendu : nous acceptons, sous la
pression des réalités économiques, beaucoup plus
d’ « insupportable » qu’il y a quelques années :
sommes-nous conditionnés à devenir, sinon des « enrôlés joyeux », du
moins des consentants contraints ?
La
nécessité de l’antilibéralisme
Frédéric Lordon intitule son dernier
article : « Les Imbéciles Heureux » et dans le sous-titre,
contre parodie le slogan de Sade, « Encore un effort pour être
républicains » sous la forme « Encore un effort pour être
antilibéraux ».
Il montre que l’imaginaire néolibéral
s’infiltre partout et que son pilier central est celui de la performance et de
son évaluation. Le corollaire en est l’image idéale d’un « moi »
souverain, libre et responsable. On peut noter que c’est conformément à une
telle image que sévissent les grands prédateurs, ceux qui, se déchaînant, comme
les fauves du monde animal, mais sans le motif de la faim, estiment que leur
revient de droit ce qu’ils s’octroient par la force ou la ruse : argent,
sexe, pouvoir. Nous en avons régulièrement et tristement des exemples sous les yeux. Il est vrai que, en ce qui
concerne le champ économique, Adam Smith, adepte du libéralisme, justifiait en
théorie l’adage de Bernard de Mandeville dans « La Fable des
abeilles » : « les vices privés font la vertu publique »,
ce qui a permis une légitimation théorique des abus dès le XVIIIème siècle…Et,
à la même époque, le marquis de Sade, faisait, du vice, religion….Aujourd’hui, les
grands prédateurs sont en proie à l’illimitation de leur emprise et, sur notre
planète, 300 d’entre eux possèdent un patrimoine égal à celui de 3 milliards de leur semblables, ainsi que l’a
énoncé Israël Nisand lors du forum européen de bioéthique à Strasbourg en
janvier 2013.
Selon Frédéric Lordon l’ « idéal
» néolibéral soutient la plupart des structures sociales. Il s’érige dans les
domaines du management, et, de la même manière dans celui de la délinquance
quand les trafiquants deviennent managers et « banksters ».
L’image sévit jusque dans la presse féminine…et masculine, quand il s’agit de
contrôler et modeler son corps dans la perspective d’accroître son capital de
santé, de beauté etc.
La pensée spinozienne est aux
antipodes de cette illusion de liberté puisque, comme on l’a vu, pour le
philosophe, les hommes sont, en réalité ignorants des causes qui déterminent
des actes dont ils pensent avoir la maîtrise. Frédéric Lordon
écrit : « L’imaginaire néolibéral est en son fond un imaginaire
de l’autonomie et de la suffisance individuelle […] Tant que ce noyau dur
demeure inentamé, la matrice néolibérale reste à l’œuvre dans nos
esprits ». Et l’on nous inculque quotidiennement les avantages qu’il y
aurait à être « manager de soi-même ».
Il est par conséquent vraisemblable
que les luttes contre le néolibéralisme, dans le discours comme dans les
engagements, restent prisonnières de la même illusion de liberté et d’autosuffisance,
celle-là même qu’elles combattent.
Il faut dire que cette illusion est
solidement enracinée en nous depuis l’époque des « Lumières » que
Kant définit comme une capacité que possèderait chacun à secouer les tutelles
« dont il serait lui-même responsable […] Aie le courage de te servir de
ton entendement ! Voilà la devise des Lumières. » (Kant
« Qu’est-ce que les Lumières ? ») Kant était quasi contemporain de Smith et Sade et même si
sa pensée allait à l’encontre de la leur, on voit bien qu’elle la rejoignait en
ce qu’elle proposait d’illimité ; l’illimité était celui de la
consommation pour Smith, celui de
l’exercice du mal pour Sade ; pour Kant l’excès apparaît dans sa religion
de « l’impératif catégorique » et dans sa conception de la « Raison Pure ». L’on
comprend dès lors que Lacan ait pu écrire son « Kant avec Sade ». A
notre époque, la quête de l’illimité reste dominante : ainsi, le
provocateur Peter Sloterdijk a-t-il donné à l’un de ses ouvrages le titre
« Tu dois changer ta vie ». Il y défend une éthique de la performance
complétant son projet d’amélioration biotechnologique. Si l’on doit reconnaître
que ce théoricien a su décrire la bascule d’une époque dans une autre, d’une
anthropologie humaniste à une techno anthropologie exigeant un remaniement des
codes, il est difficile de le suivre dans cet éloge de la performance. Par
ailleurs, des voix et des fois qui peuvent paraître délirantes nous annoncent
l’immortalité ! Quelle catastrophe ce serait !
Or, ce que Spinoza considérait comme adéquation contredit de tels points de
vue.
Selon lui, l’homme en tant que mode de
la Substance, est caractérisé par la finitude, l’incomplétude, le défaut ;
et déterminé à penser non par lui-même mais sous l’effet de causes extérieures.
C’est pourquoi Spinoza envisage l’Etat
comme l’agencement d’un réseau institutionnel apte à recevoir les insuffisances
et les passions humaines pour les faire jouer de façon adéquate à la vie et à la survie des hommes.
C’est donc parce qu’il insiste sur la
faiblesse de l’homme que Spinoza permet d’imaginer l’antilibéralisme en
opposition à la norme libérale de l’autosuffisance du self made man.
Mode fini, l’homme est
étymologiquement, selon Frédéric Lordon, un « imbécile » ;
im-bacillum, sans bâtons, sans béquilles, il ne pourrait se soutenir tout seul.
Si sa lucidité lui permet d’accepter cette évidence, si, d’autre part, il n’en
conçoit pas trop d’affects de tristesse, s’il l’assume joyeusement, alors, il
incarne la possibilité d’un post libéralisme. « Bref, il est, conclut
Frédéric Lordon, dans une chute pleine d’humour, un imbécile heureux ».
Mais...
Eprise de la pensée de Spinoza, j’ai apprécié
cette mise en perspective de ses concepts avec l’actuel contexte socio
politique. Pourtant, une réserve s’est prononcée en moi, et non la
moindre : c’est qu’il s’agit avant tout d’une « application »
dans la mesure où Frédéric Lordon fonde son analyse
sur « l’effort pour persévérer
dans son être » (conatus) en le
détachant de la définition spinozienne de la « Substance », donc
en tronquant la pensée du philosophe. Le sociologue assume ce geste. Ainsi,
dans l’article « Du système formel au système spectral », même s’il
définit l’effort pour persévérer dans son être comme un « postulat
dérivé », il propose, parlant de « changement de statut », de
s’en servir comme point de départ, principe fondamental des sciences sociales. De
« fondé », le conatus deviendrait « fondateur ».
Pour moi, il y a là comme un abus
témoignant d’une certaine étroitesse et des limites des sciences sociales sans
doute corollaires du cadre qui les structure.
Comme, pour Spinoza, l’homme, en tant
que mode fini, est un effet de la Substance, il partage avec tous les autres
modes produits, ce « conatus », « effort pour persévérer dans
son être ». La « Substance », Spinoza la nomme aussi, on l’a vu,
mais j’y insiste, « Deus sive Natura », « Dieu ou la
Nature ». Quel « saut » audacieux que ce glissement de Dieu à la
Nature, qui, à mes yeux, suggère la possibilité d’une « spiritualité laïque » ! Les religieux l’ont bien
compris, accusant le philosophe d’hérésie, chrétiens comme juifs, ces derniers
ayant prononcé contre lui le « herem », la pire des malédictions.
Il me semble que cette volonté
délibérée de laisser de côté la « Substance » en tant que premier
principe en réservant le premier plan au conatus (« effort pour persévérer
dans son être ») conduit Frédéric
Lordon à nous enfermer dans un choix sans alternative : libéral ou
antilibéral c'est-à-dire, acceptant, dans le second cas, notre défaut premier,
notre impuissance, devenant par là même dans le contexte libéral des
« imbéciles heureux ». Certes, la formule est plaisante et a, pour
moi, souvent ainsi nommée dans l’enfance, une certaine saveur. Mais Spinoza
ouvre, me semble-t-l, une autre voie quand il nous propose cette joie
particulière, « amor intellectualis Dei » que j’entends, prenant acte
du glissement de la définition spinozienne, comme « amor intellectualis
Naturae», Nature première dont notre nature seconde est une parcelle. Spinoza
montre bien que si cette dernière sous la forme du « droit naturel »
doit être accueillie par la loi, il n’y a pas, pour autant, lieu d’y renoncer
et là, on peut rejoindre l’analyse que fait Frédéric Lordon, après Spinoza, des
mouvements de révolte et de la nécessité, pour les Etats, de les reconnaître.
Mais, pour aller plus loin, cet
« amour » identifié par
Spinoza à une « joie » qui nous est consubstantielle, si nous ne
l’étouffons pas, est une richesse infinie, un élan qui sourd de nos nappes
phréatiques, se prolonge et se dilate en mouvement quasi cosmique, dont
certains ont su témoigner comme Romain Rolland quand il évoque ce « sentiment
océanique » dont Freud s’est beaucoup défié. Est-ce la raison pour
laquelle ce psychanalyste s’est détourné et défendu de l’hypnose ?
Quoiqu’il en soit, l’esquisse de cette
« mystique sauvage », (au sens de naturelle), celle des chamans, des
Soufis, des Yoghi et autres « sages » m’apparaît comme une
proposition, un don que nous fait Spinoza lorsqu’il identifie Dieu et Nature.
C’est, à mes yeux, la plus extraordinaire pépite à extraire de son œuvre, un
talisman pour ne pas rester l’otage du seul contexte sociopolitique et
économique dans lequel nous avons certes à nous engager mais dont nous pouvons
aussi nous dégager en toute ré-jouissance,
au plus haut degré de la joie selon Spinoza, ce qui déploie à l’infini une
jubilation existentielle.. Sans doute, le terme « heureuse »
qualifiant l’ « imbécilité », représente-t-il, dans son effet
performatif, un mouvement de Frédéric Lordon dans cette direction, mais le geste, à mes yeux, reste en suspens…
N.C.