Un jour, aux abords de la vieillesse,
une rencontre étrange, improbable, fit rejaillir le passé dans le cœur de Julie
et elle put croire que le temps s’était arrêté. Elle s’épuisa à ce rêve, crut bien en mourir de désespoir au regard de
la réalité qui la faisait buter sur l’impossible : non ! Il n’y avait
plus de place pour un désir juvénile…celui-ci devenait de plus en plus discordant
mais ne cessait de la hanter. Comment
rompre avec cette illusion ?
Assommée de souffrance et de
contradictions, elle partit un jour droit devant elle, sur un chemin, en
direction de la forêt, dans le désir de s’y perdre et de ne plus jamais
revenir.
Sur le sentier, des parfums
l’accompagnaient ; elle reconnut comme des senteurs d’enfance :
giroflées, tilleul… Une fraction de seconde, elle retrouva l’odeur de sa mère
et se mit à pleurer d’émotion. La végétation devenait plus dense, moins
fleurie, plus ténébreuse. Elle allait, allait, sans s’arrêter. Elle demanda à
la forêt, devenue aussi obscure que la nuit la plus noire, de la recevoir en sa
terre pour toujours. Un silence profond, impénétrable, lui répondait.
Tout
à coup, une cabane bancale apparut au centre d’une trouée lumineuse. Une
très vieille femme était assise sur un banc. Elle lui ressemblait un peu à mais ses yeux étaient plus malicieux, alors
que ceux de Julie restaient embués par la douleur. Elle se leva pour
l’accueillir
-Bonjour Julie. Cela fait plus de
vingt années que je t’attends ici.
Elle l’invita à s’asseoir à ses côtés et
alors, Julie reconnut son ancêtre, si chargée de siècles que ses doigts avaient
la forme de l’extrémité des branches fourchues et que sa peau rugueuse était de la couleur
des écorces.
- Je vais te raconter une histoire lui
dit-elle, reprenant place sur le banc, à ses côtés :
-Dans un royaume, un roi et une reine
avaient trois filles. La cadette était la plus belle, la plus vive, la plus
sage, porteuse d’une intime connaissance des réalités de la vie et des
hommes. Mais le problème était qu’elle
ne grandissait pas. Ses parents firent de nombreux voyages pour consulter tous les médecins de leur
empire. En vain : cette maladie leur était inconnue…Un jour, en désespoir
de cause, l’un d’entre eux leur conseilla de s’adresser au magicien de la
région d’Ohos, celui que les gens du pays nommaient l’ « ermite ».
Ils ne le rencontreraient pas sans peine : il sillonnait les chemins,
mettait sa science hermétique au service des plus démunis, ne faisait halte que
sporadiquement dans le renfoncement d’une roche d’albâtre.
Le couple royal se mit en chemin,
trouva plusieurs fois le refuge vide, refit le chemin encore et encore... Et un
jour, le sage du pays d’Ohos fut là ; il posa sur eux un regard si
bienveillant qu’ils en furent émus. Un colibri ne cessait de voleter autour de
lui. Les ayant écoutés longuement, il se recueillit, tandis que le colibri se
posait sur son épaule.
- Votre fille reste petite, leur
dit-il après un long silence, parce qu’elle a dans le cœur une minuscule
horloge dont les aiguilles se sont bloquées. Elle ne pourrait grandir que si,
les aiguilles ayant repris leur mouvement, la circulation du sang pouvait
dissoudre l’horloge.
-Mais alors, comment faire ?
Questionnèrent-ils, désorientés.
-Je vais vous donner un flacon de
liqueur de temps répondit-il mais ce n’est pas un liquide à boire. Pour qu’il
soit efficace, il vous faudra beaucoup de patience pour aller cueillir
chaque jour une rose d’une espèce rare, qui pousse loin de chez vous ; et
chaque jour, à votre retour, vous piquerez le petit doigt de votre fille, et
recueillerez la goutte de sang dans la fiole de liqueur de temps.
Ainsi firent-ils, des jours et des
jours, ramenant cette rose étrange, d’un incarnat finement nervuré de vert, et,
des jours et des jours, ils ajoutèrent des gouttes de sang à la liqueur de
temps.
Les années passaient, ils se faisaient
vieux, l’enfant restait petite, et puis, un matin, stupéfaits, ils la
découvrirent adolescente, jeune femme le lendemain, et, les deux jours suivants,
femme mûre, vieillissante enfin. Ils purent alors s’allonger pour se reposer,
puis mourir : leur enfant avait adopté son temps.
L’ancêtre se leva ; le moment
était venu, de se quitter. Julie se remit debout. Elles se saluèrent avec
respect ; tout à coup les lignes de l’ancêtre s’estompèrent, elle devint
fantomatique puis disparut dans un remous de brouillard. Un oiseau, au loin,
lança un cri aigu.
Julie tremblait lorsque, après la
rencontre, elle reprit son chemin dans la forêt épaisse et froide. Le soleil la
réchauffa sur le sentier du retour, couleurs, lumières et odeurs à profusion.
Elle se retrouva tout à coup chez elle, en elle, devant la fenêtre qui ouvrait
sur des arbres et elle fut en phase avec ce temps qui passe et nous dépasse. Ce
fut comme une déchirure, un paysage d’eau après plusieurs années de marche sur
des terres aventureuses, accidentées, parfois jubilatoires, souvent désertiques,
périlleuses, accidentées. Sa confiance en elle et en la vie s’y était souvent
exténuée même si le doute systématique, automatique, celui qui ne se met pas
lui-même en doute, était resté à ses yeux le pire des poisons.
Aujourd’hui, le temps et elle s’étaient,
l’un l’autre rattrapés. Julie avait enlacé, d’un geste ample et enveloppant, le
compagnon des jours de sa vie tandis que se mêlaient leurs rides, toile
irrégulière, lignes de failles et d’outrages, dans les orages, lignes de force
dans le fût des chênes centenaires, lignes de volupté dans la danse et la
senteur des roses rares. Une impression
étrange, silencieuse, aérienne, la saisit soudain et ce bref instant
touché par le soleil, exista maintenant et pour toujours. Le monde, en sa
conscience à la fois recueillie et élargie était devenu intensément vivant.
N.C.