Ophélie
I
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
- On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.
Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or.
II
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
- C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;
C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits ;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;
C'est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !
Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
- Et l'Infini terrible effara ton œil bleu !
III
- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
Arthur Rimbaud
« L’origine
de la philosophie » Giorgio Colli
« Ophélie » vint plusieurs fois me hanter
alors que je lisais l’ouvrage de Giorgio Colli (1917-1979) dont le premier
chapitre a pour titre
« La folie est la source de la sagesse ». Cet ouvrage, conçu pour être dit dans une
émission radiophonique italienne en 1974, fit ensuite l’objet d’une publication
en 1975. Il annonce le projet de l’auteur : consacrer onze volumes à la sagesse grecque, ce que sa
mort en 1979 l’a empêché d’accomplir.
Mais quelques uns de ses essais en dessinent l’orientation. De cette sagesse
grecque, qui s’origine dans la folie, la philosophie s’éloigne avec et après
Platon, en particulier après « La République » car le premier Platon
estime encore la folie en tant que source, en particulier dans le
« Phèdre » quand Socrate, selon Platon, évoque la
« mania ». Et tandis que je revenais aux quatre formes que Socrate en
énonce, « Ophélie », dans un écho de ce thème, en sourdine,
accompagnait ma lecture.
Le délire est considéré
par Socrate, via Platon, dans une inversion qui peut nous étonner, nous,
modernes, comme divine et supérieure à la modération et au contrôle de
soi : « Les plus grands parmi les biens, parviennent jusqu’à
nous par l’intermédiaire de la folie qui est un don divin […]. En effet, la
prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodonne, alors qu’elles étaient
possédées par la folie, ont procuré à la Grèce de grandes et belles choses
aussi bien aux individus qu’à la communauté ». Il y a, selon Socrate quatre
sortes de « mania » : la folie prophétique, la folie cathartique
selon les uns, mystérique, selon Colli.
Les deux autres, en lien avec les deux premières, sont la folie érotique et la
folie poétique. La première, celle de la Pythie et de la Sybille, est liée au
culte d’Apollon ; la seconde s’exprimant dans les états de transe,
concerne plutôt Dionysos ; les deux autres formes sont inspirées, l’une
par Eros, l’autre par les Muses, filles de Mnémosyne. Les figures d’Apollon et
de Dionysos restent mêlées dans leur fonction oraculaire et, ainsi que Colli le
fait remarquer, il est impossible de les séparer radicalement, contrairement à
ce qu’en a affirmé Nietzsche. Pour Giorgio Colli, donc, la sagesse grecque, et,
par cette formule, il désigne aussi la période présocratique, a sa source dans
la folie. Mais avant la folie ? Les mythes s’emmêlent inextricablement.
Giorgio Colli en évoque deux, celui du labyrinthe et celui d’Orphée.
Dionysos
et le jeu du labyrinthe
La figure d’Ariane règne sur le mythe du
labyrinthe. Ariane est à la fois divine et humaine. Dans une version ancienne,
elle est immortelle en tant qu’épouse de Dionysos. Selon Hésiode
« Dionysos aux cheveux d’or, fit de la blonde Ariane, fille de Minos, son
épouse et le fils de Chronos la rendit immortelle et lui épargna la
vieillesse ». Femme et déesse donc. Quand elle quitte le dieu pour Thésée,
elle devient mortelle. A l’instar des prophétesses et des devins, elle fait le lien
entre les dieux et les hommes. Dédale, concepteur du labyrinthe, lui offre la
pelote de laine qui guidera Thésée vers la sortie. Même si Dionysos apparaît
ici comme le maître prenant l’homme au piège des méandres du labyrinthe, dans
un jeu enivrant, quand Thésée, libéré accoste à Délos, l’île sacrée d’Apollon,
c’est à ce dernier qu’il sacrifie.
Orphée
entre Dionysos et Apollon
Orphée est le chantre de Dionysos dont
il adoucit la cruauté dans l’émotion et l’effusion mystique de la musique, et
dans la poésie. Les plus anciens documents orphiques, papyrus et lamelles
funéraires du quatrième et troisième siècle avant J.C.sont, nous dit Giorgio
Colli, « une traduction poétique, accidentelle, non littéraire, de
l’événement mystérique » qu’il considère comme « la grande conquête
mystique de l’homme grec archaïque ». Et il évoque ce que dit Pindare des
mystères éleusiniens (rappelons-nous que dans le « Ménon »,
Platon proposait à Ménon de se rendre aux mystères d’Eleusis, consacrés à
Perséphone, pour s’initier à la « vertu ») : « Heureux
celui qui, ayant vu cela, pénètre dans les profondeurs de la terre : il
connaît la fin de la vie et il en connaît le commencement donné par
Zeus ». Celui qui révèle ce mystère que
l’homme porte en lui-même, c’est Dionysos, Orphée étant son interprète.
Dans les documents orphiques,
l’initiation consiste en un appel, lancé par Dionysos, aux hommes dont il rend
le monde évanescent, vidé de sa consistance corporelle, de la pesanteur de la
rigueur. Plus d’individualité, plus de buts. A propos de l’initié qui désire
l’extase mystérique, les lamelles orphiques disent : « Je suis desséché
par la soif et je meurs : mais vite, donnez-moi l’eau froide qui jaillit
du marais de Mnémosyne ». Cette dernière, la mémoire, désaltère l’homme,
lui donne vie. Rappelons-nous le rôle que lui attribue Platon dans le «
Ménon ». Mais constatons aussi que, déjà, la voilà dénaturée : même
si Platon évoque son origine éleusienne, il en fait aussi le socle d’une
connaissance logique, celle de l’esclave mesurant un triangle ; il la
sépare alors quelque peu de son origine mystérique. Mais Orphée est aussi un
adepte d’Apollon et la poésie orphique a aussi trait aux sciences, sous la
forme de la théogonie et la cosmogonie.
La tradition la plus antique nous
présente le poète démembré par les Ménades parce qu’à son retour des Enfers,
éperdu de douleur par la perte d’Eurydice, il a renié Dionysos et s’est tourné
vers Apollon. Le voici donc déchiré, partagé entre les deux dieux, comme l’âme
des poètes, et Dionysos réapparaît ici dans toute sa cruauté.
L’ère
présocratique
La recherche sur la sagesse des
origines mène à Apollon ; dans cette sphère, le dieu
se manifeste à travers la « mania » et la folie fonde la
sagesse qui caractérise la période présocratique, ce que rappelle
Héraclite : « La Sybille, de sa bouche folle, dit, à travers le
dieu des choses sans rire, ni ornement ni fard ». Ces « choses »
sont la sentence oraculaire, sous forme énigmatique.
Mais
la parole du dieu est hostile dans la mesure où l’oracle annonce le plus
souvent un destin tragique,- que l’on songe à celui qui concerna Œdipe-, mais
aussi parce que le sens caché se dérobe et Homère en mourut de découragement,
lui qui ne sut déchiffrer une énigme pourtant simple et triviale. Cet aspect
hostile s’exprime dans l’un des deux attributs d’Apollon, l’arc, qui nous
incite à repérer dans l’oracle un trait agonique. Donc, ni Apollon, ni Dionysos
ne paraissent d’emblée bienveillants à l’égard de l’humanité. Pourtant, de même
que Dionysos a revêtu l’incarnation orphique, de même, le deuxième attribut
d’Apollon, la lyre, vient adoucir l’image de l’arc ; Héraclite, cité par
Giorgio Colli souligne l’ « harmonie
contraire comme celle de l’arc et de la lyre ». Et, le philosophe nous le
rappelle : « à l’époque archaïque où surgit le mythe, de tels
instruments étaient fabriqués selon une même ligne incurvée et à partir du même
matériau, les cornes d’un bouc réunies selon des inclinaisons
différentes ».
L’énigme, que profèrent les prêtresses
ou les devins possédés par Apollon (« mania » mystérique), sera
ensuite interprétée par les prophètes (« mania » prophétique) dans
une tentative pour la résoudre, l’éclaircir. Ils sortent de l’énigme par la
divination, une interprétation qui la soustrait à la sphère divine et en fait
l’objet d’une lutte humaine pour la sagesse ; peu à peu l’élément mystique
s’éloigne, surtout à partir du moment où naît l’écriture.
Pourtant, l’aspect mystique
caractérise encore l’œuvre d’Héraclite
où le thème de l’unité des contraires, s’exprime sous la forme de couples
antithétiques qui sont autant d’énigmes et à l’arrière- plan desquels se trouve
le dieu : « le dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix,
satiété faim ». De cette unité, l’oxymore est un rejeton, qui, en poésie,
ou dans la logique, et même dans la physique quantique, la représente encore.
La
survie du trait agonique
A l’époque présocratique, l’aspect
hostile de l’énigme, ce trait de l’arc d’Apollon, évolue donc vers une sorte de
lutte à mort pour la sagesse. Ainsi, Strabon rapporte que Calchas ayant
rencontré un devin supérieur à lui, mourut de chagrin. Comme on l’a déjà vu à
propos d’Homère, l’énigme reste essentielle au début de la période de la
sagesse présocratique, et le contraste
est saisissant entre la banalité des énigmes et leur issue tragique.
Nous passons peu à peu, au-delà de l’origine
de la sagesse grecque représentée par l’exaltation pythique, l’expérience mystique
et mystérique pour évoluer vers l’élaboration d’une pensée qui deviendra
progressivement abstraite, rationnelle, discursive. La première forme en sera
la dialectique, non pas dans le sens moderne mais dans celui, originel d’art de
la discussion. Selon Giorgio Colli, la dialectique naît sur le terrain de
l’agonisme que l’on peut reconnaître dans la structure des dialogues tels que
Platon les présentera dans l’écriture : l’alternative proposée par le questionneur
au répondant est un piège. Quel que soit l’élément que retient ce dernier, la
démonstration le mènera a quia. Celui qui questionne, en tant que
« maître » doit avoir raison. L’interrogateur dialectique est la
typique incarnation d’Apollon, le « dieu qui frappe de loin », dont
l’action est différée.
Avec l’apparition de l’écriture, à la
suite d’Héraclite, les sages se tournent plus vers des déductions à partir
d’énigmes que vers l’énigme elle-même et sa profération. Ainsi Parménide avec
sa question sur l’Être : est-il ou n’est-il pas ? Question qui
résonnera jusqu’à Sartre puis Heidegger. Parménide, philosophe bienveillant,
met en avant le « Il est ». Après lui, l’hostilité des
interprétations énigmatiques fera retour dans le nihilisme de son disciple
Zénon d’Elée et plus encore dans l’affirmation de Gorgias qui soutient
trois points fondamentaux : « le premier est qu’il n’y a rien, le
second est que même si quelque chose est, ce quelque chose ne peut être connu
par l’homme, le troisième que même s’il est connaissable, on ne peut le
communiquer ou l’expliquer aux autres ». On peut penser qu’après ce
nihilisme affiché, en lequel ne subsiste aucun arrière plan mystique, la fin de
la sagesse est déclarée, celle qui préservait l’idée d’une communication entre le divin et l’humain.
Fin de l’époque présocratique ;
et le discours dialectique, s’affichant de plus en plus publiquement, évolue
vers la rhétorique. Le phénomène reste oral mais ce ne sont plus quelques uns
qui échangent. Un seul parle, les autres écoutent. L’élément agonistique
demeure mais ce n’est plus le répondant seul qui est assujetti, c’est une
multitude.
L’influence
de l’écriture
L’écriture s’imposant de plus en plus,
l’intériorité se perd selon Giorgio Colli. Avec Gorgias déjà, la dialectique
tend à devenir littérature et le phénomène se précise avec Platon dont les
dialogues sont de la dialectique écrite. Socrate y apparaît comme un sage, donc
en quelque sorte comme présocratique, du moins dans les premiers dialogues car
ensuite, en particulier après « La République » Platon le
« ventriloquera » à sa manière. Ce nouveau genre littéraire, Platon
le nomme « philosophie » et l’on voit qu’à la fois il
« achève » la sagesse mais en permet en même temps la reconstruction
jusqu’aux origines, la « mania ». On peut aussi penser qu’en se
déclarant « philosophe », amant de la sagesse, Platon indique ne pas
la posséder.
Ce qui est stupéfiant, note Giorgio
Colli, c’est qu’il écrive dans sa septième lettre : « Aucun homme de
bon sens n’osera confier ses pensées aux discours, et, qui plus est, aux
discours immobiles, comme c’est le cas de ceux écrits au moyen des
lettres ». Il réitère plus loin ce point de vue : « C’est bien
pour cela que tout homme sérieux se garde bien d’écrire des choses sérieuses
pour ne pas les exposer à la malveillance et à l’incompréhension des hommes. En
un mot, après tout ce qui s’est dit, lorsqu’on voit les œuvres écrites de
quelqu’un, que ce soient les lois d’un législateur ou des écrits d’un autre
genre, on doit conclure que ces écrits n’étaient pas pour l’auteur les choses
les plus sérieuses, si lui-même était véritablement sérieux, et que ces choses plus
sérieuses reposent dans sa part la plus belle ; mais si véritablement
celui-ci dépose par écrit ce qui est le fruit de ses réflexions, alors ‘’ il
est certain que’’ non les dieux mais les mortels ’’lui ont fait perdre le
sens’’ ».Platon n’aurait donc pas considéré comme sérieux ce que nous
connaissons de lui ? Etonnant, lorsque l’on pense à toutes les
interprétations qui ont été faites de son œuvre jusqu’à nos jours et à
l’immense influence qu’il a exercée sur la pensée occidentale.
Est-ce un jeu quand dans ses
« Dialogues », il fait parler Socrate, le ventriloque en quelque
sorte, et se trouve en même temps ventriloqué par lui ? Cette réversibilité
est considérée par Derrida dans « La Carte Postale » comme une sorte
de séisme. Il écrit en 1977 : « Cette catastrophe tout près du
commencement, ce renversement que je n’arrive pas encore à penser, fut la
condition de tout, n’est-ce pas, la nôtre, notre condition même, la condition
de tout ce qui nous fut donné ou que nous nous soyons l’un à l’autre destiné,
promis, donné, prêté, je ne sais plus ».
Cette « catastrophe », nous
conditionne, en effet, et l’on peut se dire qu’elle enferme notre pensée dans
une origine platonicienne d’où émanera la primauté du concept ; qu’elle
nous dicte nos points de vue, nos théories, nos comportements, y compris nos
comportements amoureux (« que nous nous soyons l’un à l’autre
destiné, promis, donné, prêté ») en faisant fi de la pensée présocratique,
celle d’Héraclite, Anaxagore etc. Accident destinal donc.
La
survie de Mnémosyne, « Ophélie »
Mais, par bonheur, la mémoire ne se
perd pas tout à fait, ou du moins pas encore ; elle est le socle de ce que
Simondon nomme notre « fonds préindividuel » et les Muses,
filles de Mnémosyne, déesse de la mémoire continuent à s’exprimer par la bouche
des poètes qui incarnent à notre époque la quatrième forme de
« mania » évoquée par Platon/Socrate dans le « Phèdre ».
C’est ce que ne cessaient de prononcer en moi les accents rimbaldiens en fond sonore de ma
lecture de Giorgio Colli.
Outre la « mania » poétique,
Rimbaud incarne la « mania » prophétique. Lui qui se déclarait
« voyant » dans une lettre à son professeur de lettres Izambard,
apparaît bien ici comme un être dont la réminiscence se révèle annonciatrice :
« Et le poète a dit »…Qu’annonce-t-il aux hommes ? Que les
« revenants » liés à notre mémoire existent, qu’Ophélie se réincarne
toutes les nuits. A l’instar de Perséphone que l’on célébrait à Eleusis elle
revient sur terre mais comme une sorte de négatif. Perséphone, déesse des
fleurs et des récoltes remontait des Enfers chaque printemps. Ophélie, créature
de la nuit, vient chercher « aux rayons des étoiles », les fleurs
qu’elle a cueillies de son vivant. Et le poète « a vu » Ophélie qui, dans cette révélation, surgit,
revenance d’un « fantôme
blanc ».
Ophélie, incarnation d’une
réminiscence archaïque, porte la marque d’une rencontre oraculaire agonique :
visitée par le surnaturel elle en a éprouvé jusqu’à la mort cruelle la transe
mystérique telle qu’elle se condense en deux vers :
« Tes grandes visions étranglaient ta
parole
- Et l'Infini terrible effara ton œil bleu ! »
Ophélie est morte mais immortelle,
puisque « voilà plus de mille ans » qu’elle se réincarne chaque nuit
et cette réincarnation, passant par la désincarnation fantomatique, vient en
contrepoint de ce que fut son incarnation, très charnelle et sensuelle, le
poète évoquant deux fois ses seins bercés par le vent ; un délire érotique
s’exprime dans la fusion avec la nature et dans l’amour d’Hamlet ce
« pauvre fou » assis à ses genoux. Le rêve d’Ophélie est associé à la
folie : « Quel rêve oh pauvre folle ! ». La folie est
évoquée trois fois dans ce texte et le « chant mystérieux » venus des
astres, ainsi que les « étranges bruits » qu’elle entend indiquent en
même temps le lien avec le sacré.
Ni Apollon, ni Dionysos ne sont morts
à notre époque. Les systèmes philosophiques issus de Platon ne les ont pas
réduits à néant et les transes qu’ils provoquent se rappellent ici dans le
délire poétique et prophétique de Rimbaud, dont Ophélie incarne l’aspect
érotique et mystérique. D’autres poètes, comme Artaud, comme Michaux, et
d’autres s’en feront témoins
Pas
que les poètes
On pourrait penser que la
« mania » est le seul fait des poètes et autres artistes, la peinture
et la musique n’étant pas avares non plus de représentations mystiques. Mais la
langue elle-même nous rappelle les origines folles de la sagesse : Le mot enthousiasme
(du grec ancien : ἐνθουσιασμός ) signifiait à l'origine inspiration ou
possession divine. Celui d’inspiration évoque une sorte de souffle venu des
Muses. Et il y a dans celui d’exaltation l’idée d’une élévation, de mouvement
vers un monde ultra-humain
La philosophie n’a donc pas tout à
fait, avec Platon, « achevé » la « mania » au moment où elle
mettait fin à la sagesse telle qu’elle caractérisait la période présocratique.
La sagesse issue de la folie qu’incarne cette époque de la Grèce ancienne
demeure dans nos réminiscences, attachée à notre héritage mnésique. Des
philosophes, voire des sociologues (plus rarement), indiquent les bénéfices que
nous récoltons de ce lien avec l’irrationnel et le rêve et plus encore la
catastrophe humaine qu’en représenterait l’abandon. Ils en témoignent dans leur
pensée et leur style.
C’est ce que fait Derrida quand il
privilégie une lecture herméneutique des textes. Pensons en particulier à son
interprétation du poème de Celan dans « Le dialogue ininterrompu » et
à tout cet imaginaire qu’il déploie, dans une sorte d’exaltation assumée,
fidèle à l’écriture de Celan, autour de la figure du bélier.
Son
écriture, « disséminée », invite souvent, du reste, à une
lecture « mystérique », c'est-à-dire en lien avec les mystères
et une sorte d’ésotérisme, dans l’incitation à aller chercher au-delà des
apparences, les éléments cachés. Cette « lecture secrète » est déjà celle à laquelle nous a conviés le poète
Mallarmé.
L’irrationnel
en péril
Plus proche de nous, Bernard Stiegler dont les
écrits ont une orientation anthropologique, indique la nécessité, pour résister
aux défaillances symboliques qui caractérisent notre époque, de sauvegarder le
« temps du rêve ». Or ce temps est en danger Nous voilà de plus
en plus « algorythmés » par des modèles mathématiques, suivis par des
mécanismes de surveillance, dans le but de mieux nous soigner, mieux nous
alimenter, mieux nous gérer, c'est-à-dire de nous « traiter »
dans un monde sans opacité et sans inconnu (plus d’énigme oraculaire). Cette
ère nouvelle, le type de rationalité mis en œuvre, le modèle humain engagé,
doivent nous inciter à être vigilants et à réfléchir en profondeur. Que
réaliserait-on, au-dedans de soi et au-dehors si, au préalable, il n’y avait
pas en nous, tout ce potentiel que porte le rêve et tous ces élans dont le
biopouvoir au sens de Foucault (autorité exercée sur des masses sociales, des
collectivités, des flux) pourrait vouloir nous priver ?
Les
bruants à gorge blanche
Dans l’ouvrage de Jonathan Crary auquel
se réfère parfois Bernard Stiegler, « 24/7 Le capitalisme à l’assaut
du sommeil », l’auteur évoque les
expériences faites sur des oiseaux migrateurs, les bruants à gorge blanche. Ces
oiseaux que leur trajet mène de l’Alaska jusqu’au nord du Mexique, ont la
capacité de rester éveillés jusqu’à sept jours d’affilée dans la période de
leur migration. Le Ministère de la Défense, aux Etats-Unis, a alloué
d’importantes sommes à l’étude de l’activité cérébrale de ces oiseaux.
L’objectif était d’essayer de transposer l’absence de sommeil aux militaires en
même temps qu’étaient développées des drogues pouvant diminuer la fatigue et la
peur, afin de les rendre plus efficaces. Dans le même esprit, écrit Jonathan
Cary, dans les années 1990, un consortium russo-européen annonça son intention,
à l’aide de satellites, de rediriger la lumière solaire vers la terre dans le
but d’éclairer les régions qui connaissent de longues nuits polaires, afin de
permettre l’exploitation industrielle continue de leurs réserves naturelles.
Le projet devait s’étendre aux grandes
villes avec le slogan « la lumière du jour toute la nuit ». Le projet
se heurta heureusement à l’opposition
des astronomes, des scientifiques, des écologistes mais ces manœuvres inquiètent
car leur but est de nous rendre consommateurs et producteurs 24 heures sur 24,
7 jours sur 7. Plus question de « mania », certes ici mais d’une
sorte de froid calcul, de comportement destructeur et/ou suicidaire collectif.
Il s’agit de cette entropie actuelle, dans le sens de désorganisation voire de
chaos, que dénonce Bernard Stiegler et face à laquelle, selon lui, une
néguentropie est à cultiver. Il faudrait pour cela, dit-il, favoriser une
« néguanthropologie ». Jonathan Cary évoque aussi, en ce qui concerne
cette entropie, le matraquage d’images aveuglantes dont la télévision est la première
pourvoyeuse parmi une catégorie d’appareils de plus en plus nombreux qui y
contribuent pour leur part. Il oppose à cet « aveuglement », la
pensée de Chris Marker dans le film « La jetée ». Le cinéaste met en
avant, dit-il, l’idée d’une vision intérieure, celle qui suppose l’autonomie et
la liberté subjective du voyant.
Jonathan Cary voit dans le sommeil et
le rêve, aussi bien nocturne qu’éveillé, un moyen de résistance : « Passer
une immense partie de notre vie endormis, dégagés du bourbier des besoins
factices, demeure l’un des plus grands affronts que les êtres humains puissent
faire à la voracité du capitalisme contemporain ».
C’est que la folie libérale, folie
panoptique et manipulatoire paraît bien plus
grosse de risques que la « mania » qui s’inscrit dans une
forme et une pensée créatrices d’« illuminations » d’éclairs de lucidité,
de génie, d’extase
.
La
mélancolie du poisson
J’évoquerai, pour terminer le
philosophe contemporain Michel Serres. Je me méfie pourtant de son optimisme
béatement leibnizien (« Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes
possibles »). Je note néanmoins qu’il exprime tout de même une inquiétude
quant à la désastreuse évolution de l’écologie à laquelle, à mes yeux, un élan
mystique pourrait faire brèche.
Son bel ouvrage « Yeux »
m’est apparu, au-delà de l’aspect parfois un peu profus des illustrations et de
la formulation, comme une éclatante résistance aux rejetons contemporains de
l’influence platonicienne : à la caverne de Platon qui privilégie la pleine
lumière réservée aux initiés, il oppose
celle de Jules Vernes, dans « L’étoile du Sud », caverne obscure qui
ruisselle de la lumière de multiples pierres précieuses et miroirs de sorte que
les deux héros ont l’impression d’une « hallucination extatique ».
Ces éclats sont pour Michel Serres comme autant de regards. Les philosophes,
écrit-il, aiment la limière du soleil qui « chasserait les ténèbres de
l’obscurantisme ». Mais « si l’on fait du jour le champion du
savoir, il n’y a de vérité qu’unique et totalitaire, aussi dure, sans nuance,
que le soleil à midi ».
Cet ouvrage d’art dont les
illustrations et le ton expriment souvent et donnent à ressentir une profonde
émotion nous rappelle tout du long que ce que nous regardons nous regarde,
aussi bien les corindons, saphirs, béryls de la caverne obscure que les fleurs
dans les champs ou les « noirs » multiples de Pierre Soulages. Nous
sommes donc, et cela me plaît de le penser avec lui, des regardants regardés,
des voyants vus ; cela n’apparaît-t-il pas
comme un rappel mythologique, de constater qu’autour de nous, ce monde
que nous contemplons nous contemple en retour de ses milliers d’yeux
mystérieux, bien étrangers aux projecteurs d’un mirador, ou aux images sur
écrans ; beaucoup plus proches des lucioles. Immergés dans ce monde dont
les yeux plongent dans les nôtres, au plus profond de nous, le ressentant, nous
naissons avec lui nous le co-naissons, et nous nous co- naissons en lui, à
l’instar de Michel Serres rencontrant ce poisson en les yeux duquel il éprouve
sa propre mélancolie dans un furtif
aller-retour visuel pouvant évoquer celui de Rimbaud et d’Ophélie : dans
l’extrait « Plongée », il contemple un serran, poisson commun en
Espagne et dont l’illustration représente les couleurs bigarrées et l’œil
embué. « Seul, écrit-il, donc capable d’extase […] il regarde d’un
œil calme, quasi mélancolique ». Il le suppose « désolé de ne pas
accéder au langage tant il devrait dire et il ne le peut pas ». Dans une
petite note en bas de page, il ajoute : « La mélancolie exprimée
par les yeux des poissons, tristesse liée à leur mutisme, m’émeut d’autant,
qu’ayant pourtant beaucoup dit, je n’arrive point à dire. Ce serrage des
mâchoires, ce bâillon de langue, me font verser, à moi comme à eux, tant de
larmes amères qu’elles remplissent la mer ». Et c’est au moment où se constate
l’impuissance à dire, que jaillit l’assonance poétique
« amères-mer ».
Très proches finalement, apparaissent le moment où le poète-voyant, Rimbaud, se fond
en la mélancolie d’Ophélie et l’instant où le philosophe, regardant-regardé, se
reconnaît dans la tristesse du poisson alors que, de leurs yeux mêlés de
larmes, ils se noient l’un en l’autre.
C’est Mnémosyne qui se révèle encore de nos
jours dans ces émotions et ces effusions ; et avec elle la
« mania » dont elle est la réminiscence. Puissions- nous, grâce à
cette survivance ne pas perdre espoir en
notre avenir humain !
nc