Ma jolie grand-mère paternelle
portait impérialement le prénom d’Eugénie et l’on disait d’elle qu’elle avait
belle allure. Elle était née en 1893 dans un hameau périgourdin, devint
apprentie cousette à l’âge de 12 ans et se rendait quotidiennement, dans le
cadre de cette activité, au bourg distant de deux kilomètres. Son trajet
traversait les bois.
C’est au bourg qu’elle rencontra
ces années-là Batiste, un « journalier », à ses yeux bel homme
attirant, à la moustache virile ; elle se sentit électrisée au premier
regard et submergée d’amour, amour qui resta relativement clandestin ses
parents visant un meilleur parti et lui interdisant des rencontres restées
furtives et fautives dans des abris champêtres. Baisers, caresses ; ma
grand-mère, très jeune encore, restait chaste : ce sont des noces qu’elle
imaginait avec Batiste ; et elle s’y voulait vierge selon les codes
de son milieu; l’amour resta platonique et le désir s’en intensifia.
Mais le destin de ma jolie
grand-mère bascula ; elle était fille unique et ses parents possédaient
une petite propriété nécessitant la présence et la force d’un homme que son
père voulait fortuné, (surtout pas un simple journalier !) Des
« arrangeurs de mariage », comme il en existait à l’époque firent
venir au village mon grand père, (il avait
quelques sous, disait-on). La propriété où il était né dans le Lot ayant été
attribuée à mon grand oncle. il avait, quant à lui, été dédommagé par une
coquette somme et l’affaire fut conclue, ma grand-mère et son malheureux amour
sacrifiés à « la loi du
marché » (oui ! déjà !)
Quand elle se maria en 1908 à
quinze ans, mon grand-père en avait 28. Il dirait par la suite, avec un
sourire, qu’il lui avait « tout appris ». Il la choya comme une
enfant, cédant à sa coquetterie et ses désirs de toilettes, bien qu’il fût
regardant à la dépense (un sou est un sou). Mais, soit distraction soit connivence,
il laissait à Eugénie le loisir de « piquer dans la caisse » pour un collier,
des boucles d’oreilles, des perles. Quant à moi témoin de ces larcins, complice,
je me faisais une image de la féminité et de la ruse. Je la trouvais très belle,
ma grand-mère mais si triste ! Et je me dis plus tard qu’elle dérobait à
son tour ce qui lui avait été dérobé du côté de ses élans en même temps qu’elle
exprimait un désir d’indépendance. Souvent confidente, j’entendais parler de ce
Batiste tant aimé auquel seulement des prémices l’avaient attachée.
Enceinte à 18 ans, elle accoucha
de mon père prématurément (Tu comprends, j’avais voulu aller la veille sur un
manège, à la fête.) Mon père naquit à 7 mois et demi et pesait 750 grammes. Ce
fut un miracle qu’il survécût…dans une boîte en carton, entouré de coton et
nourri par notre voisine, Emma, ma grand-mère n’ayant pas de lait. ( avec un soupir : Ah! si j’avais marié Batiste!)
Batiste ne la quitta
jamais : il restait un souvenir constant, une insatisfaction permanente,
la pointe douloureuse d’un chagrin, de sorte que dans ses dernières années,
elle fit le désespoir de mon grand-père en répondant à des petites annonces,
comme si elle y cherchait encore son amoureux, reflet magnifié par le souvenir.
Petites annonces, ancêtres des
réseaux sociaux ? Comme le théorisent savamment les sociologues, nous
sommes les fruits d’un contexte qui nous inscrit dans les frontières d’un
territoire, patrie, région et celles d’une famille, d’une profession, d’un
milieu social avec ses codes, ses normes, ses interdits.
Pour Emma Bovary née Rouault, l’environnement
qui la façonna fut le couvent puis la petite bourgeoisie provinciale si
médiocre, si bornée qu’elle chercha un horizon dans la lecture, se perdit dans
le romanesque. Et Flaubert d’affirmer : « Ma pauvre Bovary souffre et
pleure dans vingt villages de France ! »
Ma jolie grand-mère, enfermée
dans le périmètre étroit de la paysannerie possédante, dans ses codes et ses
normes, qui fondèrent l’idéologie de Vichy, aurait voulu lire : elle
obtint, sous prétexte de patrons et couture, un abonnement au « Petit Echo
de la mode » et put ainsi se repaître de feuilletons : « L’Ombre
du passé », « Âme dormante » (mon grand-père : tu te montes
le bobéchon !)
« Âme dormante ! ».
Celle de ma pauvre jolie grand-mère restait enfermée dans un placard où
s’accumulaient des robes qu’elle ne portait pas (Comment veux-tu que je mette
ça ? Pour traire les chèvres ou faire des boudins ?). Pourtant elle
en achetait d’autres avec la complaisance de mon grand-père qui se sentait une
notabilité dans le village et avait été élu maire du bourg voisin. Il fallait
donc que sa « bourgeoise » fût
une Dame. Mais la principale fonction des
robes et parures, était d’habiller le rêve d’amour perdu de ma jolie grand-mère
(Avec, de nouveau, le soupir nostalgique qui accompagnait ce genre d'évocations : si Batiste avait pu me voir ainsi !).
« Âme dormante » aussi,
la longue et fine poupée ornant le lit dans ses « froufrous », les
volants blancs de ses jupons et pantalons de dentelles. Cette poupée habitait
mes rêveries enfantines. Je l’appelais « Epiphanie », en référence
aux Rois Mages, surtout Balthazar dont l’assonance avec bazar faisait les
délices de mon impertinence déjà un tantinet libertaire.
Ma jolie grand-mère appareilla,
dans ses derniers temps, vers une douce folie, discrète et innocente, peuplée
de rêves en lien avec ces petites annonces auxquelles elle répondait, dans un
imaginaire bien canalisé par mon grand- père (A leur fils : elle vous en
fera voir !)… jusqu’à cette nuit de janvier 1965 où son cœur cessa de
scander la vie.
J’ai parfois pensé à ma jolie grand-mère
lorsque je rencontrais, ici ou là, sur Internet, un échange qui me faisait penser à elle. Je me
disais que le Web pouvait représenter un lieu de socialisation alternatif aux
communautés habituelles, les désenclaver, créer une rupture par rapport aux
cadres qui contribuent à notre expérience et à notre subjectivation, élargir
cette dernière en lui proposant des potentialités, rencontres, dialogues. Qu’en
aurait-il été pour ma grand-mère si elle avait eu à sa disposition cette
technologie ? Échangeant sur les réseaux sociaux, aurait-elle trouvé un
exutoire, un « ailleurs » élargissant son cadre? Aurait-elle
réalisé un potentiel « dormant », créé sur facebook un site de
broderie, elle qui m’apprit à réaliser des smocks et des « nids
d’abeilles » ? J’ai souvent eu ce fantasme lorsque je voyais apparaître
sur facebook les travaux à l’aiguille de
l’amie dont le blog porte le beau nom de « mercerie ambulante ».
Il est de bon ton de décrier, en
particulier en ce qui concerne facebook, l’intelligence artificielle, l’emprise des
algorithmes et l’exploitation des data. Je ne suis pas la dernière à protester.
Néanmoins, même si un tel site produit beaucoup d’obscénités et de désordre,
l’ouverture génératrice de bienfaits qu’il rend possible n’est pas négligeable.
Si l’on reprend les analyses de Bernard Stiegler, après Derrida, après Platon,
on peut le considérer comme un « pharmakon », poison et/ou remède. Le
faire évoluer d’une entropie à une néguentropie est affaire de régulation,
personnelle et juridique.
Internet peut se révéler un puissant antidote au bovarysme
et nos histoires d’amour comme la littérature s’en trouvent modifiées. L’on
voit déjà dans les livres, comme au cinéma, s’effacer peu à peu le thème, de
l’héroïne principalement mais aussi du héros, mourant de consomption amoureuse
ou se noyant dans le tragique. Adieu, Mademoiselle de Chartres devenue
princesse de Clèves, adieu Emma Rouault puis Bovary, Henriette de Mortsauf,
Julien Sorel, Louise de Rênal, Traviata et autres jolies grand-mères ! On
peut le regretter (« Mais où sont les neiges d’antan ? »). La grande littérature ou l’opéra en laissent du moins persister l’écho dans
notre mémoire héritée tandis que s’installent dans nos vies, avec l’essor de
l’économie digitale, des fenêtres ouvertes sur une vision plus panoramique du monde et des
réalités, ce qui peut créer une brèche dans le cadre limité fondant- à la fois socle et fusion- nos
subjectivités.
nc