Il contempla sa propre âme à
travers un télescope. Ce qui semblait
n’être qu’irrégularités, il découvrit et montra que c’était de
magnifiques constellations : et il ajouta à la conscience, des mondes
cachés dans les mondes
Coleridge,
Carnets.
Christine Jordis nous associe
dans « Paysage d’hiver » à son voyage avec un « fantôme ».
C’est ainsi qu’elle désigne le sage coréen Kim Jehong Hui, plus connu sous le nom de
Chusa.
Un « fantôme » ? Voyage avec un fantôme : c’est ainsi
qu’elle caractérise, dans une émission que lui a consacrée France Culture son
cheminement en compagnie de Chusa . Et
le sous-titre du livre « Voyage en compagnie d’un sage » habille le mot
« fantôme » d’une étoffe de spiritualité. Car il s’agit aussi
d’ «esprit »
Dans les premières pages, elle
précise son projet, citant tout d’abord une poétesse anglaise Kathleen Raine
auteur du « Royaume inconnu » : « Une forme vivante, je ne
peux pas mieux définir l’essence ou l’âme de la plante ». L’âme de la
plante…son esprit. Elle précise ensuite, dans un passage prudent que le mot
« esprit », nous l’entendons dans un sens lié, en Occident, à une
tradition philosophique fondée sur la théorie plus que sur l’expérience. Le
sens du mot « esprit » s’en trouve réduit, rabattu sur la raison.
Cet « embarras »
s’exprimant à propos des notions qui diffèrent de l’Occident à l’Asie met en
relief notre défiance très rationnelle concernant les fantômes, les « esprits ». Ces
considérations m’ont fait faire un détour sur la voie que je commençais à
suivre avec Christine Jordis et Chusa, son « fantôme ». Je suis
revenue à l’ouvrage de Denis Grozdanovitch « Rêveurs et Nageurs » et
à sa partie centrale, la plus longue, consacrée à une « apologie des
fantômes ». Ayant évoqué sa propre expérience des fantômes, l’auteur en
vient à poser la question « comment peut-on croire aux
fantômes ? » et, tout de suite après : « comment
peut-on ne pas croire aux fantômes ? » Pour y répondre, il dialogue
avec le philosophe Clément Rosset qu’il cite : « Le cadavre
n’est pas la somme de mon corps, mais son reste, sa
« dépouille » : il y manque un élément qui était présent quand
j’étais vivant et qui a disparu au moment de la mort. Cet élément inconnu dont
l’évaporation au moment de la mort assure la différence entre le vivant et le
cadavre, c'est-à-dire entre le corps et son double, constitue, on le sait, le
principal de la substance dont sont composés les « fantômes ». Rien
de plus nécessaire en effet pour maintenir une différence entre l’homme et son
cadavre que l’existence des fantômes. S’il y a dans l’homme vivant quelque
chose qui n’existe pas dans l’homme mort, et attendu d’autre part que rien ne
saurait se perdre dans la nature, il faut bien que ce quelque chose qui manque
au cadavre continue à exister quelque part. Donc les fantômes existent. On le
voit, la croyance en l’existence des fantômes n’est pas, comme on le pense
généralement le fruit de l’imagination, mais bien celui d’une certaine
logique » (Clément Rosset « Le miroir de la mort »)
Ce texte démonstratif et dont les
dernières lignes m’apparaissent contestables en ce qu’elles semblent accorder
la prééminence à la logique sur l’imagination (laquelle ? pourquoi ?)
présente l’intérêt d’une tentative pour donner à la notion de fantômes un
fondement théorique comme si l’Occident, à sa manière, devait se rendre à une
évidence que l’Orient ne se sent pas en nécessité de démontrer dans la mesure
où son lien avec l’ esprit paraît plus érotique, plus charnel.
Un poète, de façon facétieuse,
Walt Whitman cité par Denis Grozdanovitch, s’anticipe en tant que
fantôme :
Quand vous lirez ceci, moi qui
étais visible alors,
Serai devenu invisible ;
Alors ce sera vous, dense et
visible qui vous rendrez compte de mes poèmes,
Qui vous efforcerez de
m’atteindre,
Vous figurant combien vous seriez
heureux si je pouvais être avec vous
Et devenir votre camarade ;
Qu’il en soit comme si j’étais
avec vous
(Ne soyez pas trop certain que je
ne suis pas avec vous à cette heure).
Mais revenons à ce parcours par
de Christine Jordis accompagnée de Chusa afin de mieux comprendre ensuite ce
qu’apporte la fréquentation des fantômes et ce qui fut, par elle et donc par
nous, là, sur ce chemin, récolté.
Qui sont-ils donc ces deux
compagnons qui cheminent ensemble tout au long d’un livre, dans un cheminement
amoureux qui se prolonge ensuite bien au-delà ? Quelques repères
permettent de les situer tout d’abord superficiellement avant de s’intéresser
plus profondément à la nature de ce lien.
Kim Jehong est né
en 1786 à Yesan, en Corée, sous la dynastie Yoseon, mort en 1856 à Gwacheon. Initié à la
calligraphie par son père, il dut accepter, à l’âge de huit ans, d’être adopté
comme c’était la coutume, par son oncle paternel qui n’avait pas d’enfant. L’on
comprend alors qu’en doute en ce qui concerne l’identité, il pût se donner deux
cents pseudonymes, le plus fréquent étant Chusa. Il devint par la suite, lettré,
calligraphe, maître à penser, élève de Park je Ga appartenant à l’école Silhac
d’obédience confucéenne, d’un confucianisme souple mêlé de bouddhisme.
Il accéda à des postes de
responsabilité, par exemple le ministère de la justice pendant vingt ans. Il
dénonça obstinément la corruption et fut donc, pris dans des querelles
intestines puis exilé quand le pouvoir changea de mains, de 1840 à 1848, sur la terrible île de Jeju. Il fut
libéré en 1848 par le roi, mais quand celui-ci mourut, il connut un nouvel exil
d’un an et, trois ans après son retour, il alla passer le reste de sa vie près
de la tombe de son père à Gwacheon, s’accommodant désormais de plaisirs simples
et continuant à pratiquer l’écriture.
Christine Jordis, née en 1945 en Algérie, est
écrivain, spécialiste de littérature anglaise. Elle connaît la Birmanie,
l’Indonésie, la Corée qu’elle parcourut longuement sur les traces de Sucha et
fut invitée par le ministère de la culture coréen, à y séjourner, en raison des
travaux qu’elle avait réalisés concernant Kim Jehong Hui. Son trajet sur les
traces de ce dernier la conduisit en Corée en 2014 et 2015.
Sa première rencontre avec ce
dernier fut-elle le fait du hasard ? Elle se trouvait en 2010 à Séoul au
salon du livre consacré à Camus ; son amie et traductrice Ko Young-Ja, née
à Jeju, la convainquit de visiter l’île qu’elle décrit : « Le lieu où
se produisit la rencontre- une île de lave noire solidifiée, tout en replis et
volcans, si nue, si noire qu’on se serait cru à l’origine du monde-me restait
en mémoire autant que cet homme extraordinaire, avec la maison sinistre où il fut
condamné à vivre pendant des années. Puis je l’oubliai. Pendant longtemps je
n’ai plus pensé à ce fantôme dont la
présence légère m’avait accompagnée »
Etait-ce un oubli ? L’image
restait souterraine mais resurgissait ici ou là, en lien avec les questions les
plus fondamentales qu’elle se posait. Elle se tournait de plus en plus vers la
pensée chinoise qui insiste sur l’avantage qu’il y a à « tenir le milieu »,
que j’entends, pour ma part, influencée par a pensée de François Jullien, non pas comme se tenir au milieu en s’y figeant
mais à osciller entre deux pôles ainsi que l’aiguille d’une balance en
équilibre, et à privilégier le centre. Christine Jordis, qui a admiré et côtoyé
les « aventuriers de l’extrême » constate à travers la vie de Chusa
que cet équilibre du milieu est sans doute plus exigeant que la réalisation de
performances. Elle évoque un été « passé dans l’enclos de sa
chambre », à écrire et laisser se préciser en elle l’image et le parcours
de Chusa. C’est que la première visite et son admiration pour la vie et les
engagements de Chusa avait déjà imprimé en elle l’image de son
« fantôme ».
Son premier voyage en Corée,
consécutif à cette période de recueillement, la conduit dans la région d’Andong,
réservoir du confucianisme et elle se rend à l’université de Dosan en compagnie
d’un éditeur et d’un jeune confucéen.
Elle s’intéresse à cette sagesse qui prône le milieu juste, l’unité de l’homme
et du cosmos, du corps et de l’esprit, de même que la nécessité de la
lenteur : « Si loin que vous alliez, si haut que vous montiez,
il vous faut commencer par un simple pas ».
Un autre séjour la mène à la
maison natale de Chusa dans le comté de Yesan. Elle décrit ce voyage réalisé en
bus sous une pluie battante. La maison se trouvait isolée en rase campagne dans
un paysage de rizières verdoyantes avec la montagne en arrière-plan. Le chemin
qu’elle vient de parcourir est celui que faisait Chusa pour se rendre à Séoul
quand l’y appelaient ses hautes fonctions auprès du roi. Elle l’évoque,
chevauchant cette campagne au milieu des paysans courbés vers les rizières.
Elle l’imagine pensant à ses parents et sa femme qu’il quittait chaque fois. Il
paraît certain qu’il eut la tentation d’un pouvoir auquel il pouvait prétendre
mais très vite, s’orienta vers d’autres richesses. Une plaque, à l’entrée de sa
maison natale indique qu’il faisait fréquemment le trajet de Séoul à Yesan où
il venait se recueillir sur la tombe de ses ancêtres, donc un trajet de deux
cents kilomètres à cheval, des journées entières à chevaucher par tous les
temps, faisant escale dans des auberges. La tombe la plus ancienne, près de la
maison, est, nous dit Christine Jordis « un tumulus du plus beau vert
entouré d’une enceinte de pierre que termine à chaque extrémité un pilier
grossièrement sculpté […] Une belle
lanterne occupe le centre. Suprême honneur : l’épigraphe, gravée sur une
haute pierre noire est l’œuvre du roi Yeonjo lui-même »
Christine Jordis évoque les
difficultés de Chusa dès l’enfance : l’adoption par son oncle, le retour
chez son père, une adolescence et une jeunesse ponctuées de deuils : sa mère,
sa première femme, qu’il aimait : il en fut douloureusement marqué. De ces
femmes, des femmes coréennes en général, l’on ne sait rien et Christine Jordis
consacre tout un chapitre de son livre à cet effacement. Remarié, épris de sa
seconde femme, comme il l’avait été de la première, il connut une période
paisible. C’est alors qu’influencé par son maître Pak Je Ga, dont il était le
disciple depuis l’âge de quinze ans, et qui avait lui-même séjourné en Chine,
il entreprit, avec son père en 1816, le 28 octobre du calendrier lunaire, son
voyage en Chine. A Beijing, il rencontre des maîtres chinois est reconnu par
eux et apprécie en particulier Weng Fang-gang qui décèle en lui des qualités
concernant l’étude des classiques de la littérature.
Il se lie d’une amitié durable
avec le lettré Ruan Yuan et cette rencontre est, pour lui, déterminante. Ruan
Yuan travaille à son ouvrage « commentaires critiques des
classiques » qui paraîtra vingt ans plus tard et qu’il adressera alors à
Chusa. La passion de l’étude les lie et ils ne cessent de correspondre des
années durant. Il s’agit pour eux de revenir à l’origine des textes, de les
décaper des commentaires. En même temps,
ils les interprètent, y ajoutant le reflet de leur expérience personnelle. Sur
le chemin du retour, il compose un poème qui met en vis à vis l’immensité qu’il
vise et l’étroitesse de la réalité :
Je vois un champ à perte de vue
devant moi
L’horizon est dérobé au regard
J’ai remarqué que la terre est
vraiment ronde.
La limite que j’observe semble
être celle du ciel.
Mais même ici je ne peux voir où
le ciel se termine.
Le soleil et la lune ne
surgissent pas de la mer.
Tout paraît s’élever et retomber
à partir de la terre.
Une falaise pousse comme une tête
de champignon.
Comment un champ si vaste peut-il
se placer en cet endroit ?
J’emprunte l’ancienne route.
La voie de la vie me semble
tellement étroite.
A partir de son retour, de
nombreux échanges se produisent entre la Corée et la Chine. Des informations se
diffusent des deux côtés dans tous les domaines de la connaissance et des arts.
Pour lui, l’essentiel reste l’art qui, en peinture ou en poésie n’est pas la
technique mais le souffle ou l’imagination ou l’inspiration, ce souffle, ou qi, à la fois esprit et matière selon la
pensée chinoise.
Quand il arrive au pouvoir, en
1819, sélectionné au terme d’un concours très exigeant, c’est un autre
monarque, Sunjo, qui gouverne. Christine Jordis a visité le palais et le décrit
longuement, disant sa préférence pour l’étang de Buyongji, que surplombe la grande bibliothèque dite
salle de lecture, un étang quasi secret caché aux regards par une végétation
épaisse.
Il est affecté à une fonction de
surveillance des agissements des politiques et de dénonciation de la
corruption. Il s’acquitte avec intégrité de cette tâche qui consiste en de
nombreuses missions brèves. Très engagé, il vit selon le ren, ce sens confucéen de la bienveillance et de la solidarité qui
distingue « l’homme de bien » de « l’homme de peu ».
Lors de son troisième séjour,
Christine Jordis se rend de nouveau au palais de Séoul, s’intéresse à la
période la plus accidentée de la vie de Chusa,
rappelle les intrigues, les
effets de la jalousie et de la vengeance que font peser sur sa famille ceux que
Chusa a dénoncés pour corruption. Son père est exilé en 1830 et Chusa demande
en vain sa grâce à cor et à cri, faisant le siège du palais pieds nus, avec un
gong, puis menant une vie ascétique complètement dépouillée pour accompagner
son père en pensée. Son père est libéré en 1837 et meurt trois ans après. En
1835, une faction qui lui est favorable l’ayant emporté sur une autre, Chusa
accède à un poste de vice ministre de la défense mais ses fonctions politiques
passent au second plan car pour lui, l’essentiel est la pensée et l’étude et
plus encore, l’écriture et la calligraphie. Il est considéré comme un sage et
un maître à penser.
Pourtant, il va connaître les
plus rudes épreuves de sa vie : son père meurt ainsi que Tasan, un ami qui
lui était très cher. Et la lutte des clans continue à sévir. L’esprit critique de Chusa, sa préférence pour
les idées et l’art plutôt que la politique, le désignent à la vindicte des néo
confucéens. En 1840, il est condamné à mort, sauvé par l’intercession d’un ami
et exilé. Nous voilà revenus à Jeju cette île hostile où, écrit Christine Jordis,
la mer déjà vous rejette, où le vent est diabolique, une île peuplée d’hommes à
l’aspect sauvage. Il décrit son voyage dans une lettre à son frère, évoque la
tempête, affirmant pourtant : « Ainsi ai-je fait l’expérience de
la dureté du voyage en même temps que celle de la tranquillité
intérieure ». Il vivra là huit ans dans une masure encerclée par une haie
d’épines.
Il lui fallait maintenant lâcher
prise car en exil on perdait tout, rappelle Christine Jordis, sa famille, ses
livres, son honneur. Méditant et
s’adonnant sans relâche à la calligraphie et à la peinture, malgré le froid, la
maladie, la solitude, il invente un nouveau style d’écriture dite Chusache,
inspirée par les caractères chinois.
Cette écriture, à coups de pinceau puissants, aux lignes angulaires
d’épaisseur variable, faisait le lien entre les lettres, la poésie et la
peinture. C’est là qu’il créa son œuvre considérée comme trésor national :
Sehando (de sehan, le grand froid et do, peinture) traduit par « paysage
d’hiver », titre de l’ouvrage de Christine Jordis. Le tableau représente
une humble maison, peut-être à l’image de celle où il vivait à Jeju. Dans ses
tonalités d’ocre pâle, le dessin est d’une grande simplicité. De part et
d’autre de la cabane sur le tableau, quatre arbres, deux jeunes pins d’un côté
et, de l’autre, un vieux pin et un cyprès appuyés l’un contre l’autre. Sans
doute une référence à Confucius qui écrit dans ses
« Entretiens » : « Vienne l’hiver et vous découvrez la
verdeur du pin et du cyprès » ; c’est que l’énergie humaine rend apte à dépasser la perte, l’épreuve et
la vieillesse et à en faire une source de création. Dans le tableau, un vide
est laissé afin que puisse y jouer le souffle, (qi) principe primordial associé à la pensée dans le taoïsme. Nous
sommes du souffle condensé appelé à se disperser un jour, dit Christine Jordis.
Ce souffle, énergie vivifiante se transmet dans la calligraphie, apprentissage
rigoureux associé à un travail sur soi : il s’agit de se rendre
transparent et de se laisser traverser par le souffle afin qu’une calligraphie
puisse être réalisée d’un seul trait. A Jeju, Chusa utilise un millier de
pinceaux et une dizaine de pierres à encre, trouées à force d’usage. Cet acte,
en effet concerne tout l’être de l’esprit au corps, à l’épaule, au poignet, à
la main, il est souffle qui nous traverse, jusqu’au dessin, jusqu’aux lettres,
un long parcours en quête du cheng ,
l’authenticité qui permet à chacun d’atteindre sa part « céleste »
selon Mencius, cette part la plus méconnue en ce qu’elle ne se trouve pas au-
delà de l’homme mais enfouie en lui et qu’il peut l’atteindre s’il ne la dénie
pas. Ce ciel est dans le corps, inclus dans l’incarnation. Tenter de
l’atteindre apparaît comme un acte spirituel, c’est ce que Chusa précise quand il
écrit à son fils : « Quand on dessine une orchidée, on doit
commencer à ne pas se mentir à soi-même. Même le cœur de la fleur, on ne mérite
de le montrer qu’après avoir effacé les hontes qu’on porte en soi. Moi, je
ressens de la crainte car il me semble que dix yeux et dix mains me jugent. Si
faible que soit la technique, la pensée doit être sincère : elle doit
commencer par la préparation de l’esprit. Ainsi vas-tu parvenir au début du
début. » Et il insiste sur l’importance
du « lâcher prise », du renoncement à vouloir être habile, à
diriger. On favorise en soi un espace de
liberté on « écoute les voix de la nature, celle du vent qui souffle où il
veut, celle de l’eau qui jaillit et chante comme la vie ». Cette voix de
la nature est celle qui caresse notre
peau, rafraîchit nos mains, charme notre ouïe dans un ballet des sensations. Il
me semble qu’il s’agit d’un érotisme spirituel s’associant à l’érotisme
charnel, peut-être ce que Jung désignait par « les deux sexes de
l’esprit », Freud s’étant focalisé sur l’un des deux, Lacan ayant approché
le second plutôt avec l’éclairage de la mystique à travers Thérèse d’Avila et
Jean Lacroix qu’avec celui de l’érotisme. Dans la pensée chinoise, c’est le
couple Yin/Yang qui fonde l’érotisme.
Héraclite, pour sa part, n’affirmait-il pas l’union des contraires ainsi que
l’impermanence, ce à quoi leTao fait
écho.
Ce renoncement auquel Chusa à dû,
pour continuer à s’accomplir, s’exercer sur l’île de l’exil sera aussi celui de
son retour de Jeju, quand, avant d’être appelé de nouveau à un poste politique,
il continue à réclamer sans relâche, pieds nus, la réhabilitation de son père.
En vain. Ce n’est que six mois après la mort de Chusa qu’interviendra cette
réhabilitation. Il gagne alors sa vie en enseignant, en mendiant. C’est durant
cette période de dénuement, parvenu à la plus grande concentration, qu’il
réalise « Bujakran , l’orchidée non créée ou orchidée au zen non
duel ». La tige s’élève d’un coin du papier, casse, file à l’oblique et
les pétales de la fleur semblables à un idéogramme, rejoignent l’écriture. Le
souffle, ici encore relie la matière, le corps et l’esprit. Lui-même dit qu’une
œuvre comme celle-là ne se produit sans doute qu’une fois dans une vie. Elle
est au-delà de toute technique : « On peur réaliser un tel
dessin qu’une fois dans sa vie, pas deux Le chef d’œuvre ne dépend pas de
l’effort : il jaillit soudain au bout du pinceau, sans qu’on s’en rende compte » » En 1851, trois ans
après son retour, il est de nouveau exilé
à Buckcheong pour un an dans des conditions moins rudes qu’à Jeju. Il
revient finir ses jours à Gwacheon près de la tombe de son père, qu’il n’a pas
réussi à faire réhabiliter. Il goûte alors des plaisirs plus simples d’une vie
ordinaire sans renoncer à l’art et à l’écriture.
Ce temps de la vieillesse,
Christine Jordis l’évoque quand elle retourne à Gwecheon où, de retour en 1852, Chusa avait écrit,
toujours dans un accueil des sensations :
Je suis maintenant un peu
nostalgique quand je songe à sortir et que je m’y prépare.
Le paysage avec ses trois petits
sommets familiers, je le voyais il y a cinq ans.
La vieille maison couverte de
mousse est toujours là
Et dans la forêt, les feuillages
ont pris une teinte rouge.
Pendant longtemps j’ai erré d’est
en ouest.
La montagne est envahie par le
brouillard du soir.
A Gwacheon, Chusa mène désormais
une vie plus banale. Il retrouve famille et amis dont un fils de Tasan. Une
véritable révolution s’est opérée ; il a appris à aimer le temps suspendu,
les heures et les minutes toutes semblables. Il découvre la solitude, évoque
aussi « les réunions les plus heureuses, celles qui rassemblent le couple,
les enfants, les petits enfants » ; « C’est, dit-il, le plus
grand plaisir d’un vieil homme qui habite la campagne ». Sur une
calligraphie, il écrit : « Les mets les meilleurs sont le tofu,
le concombre, le gingembre, les légumes ». La gourmandise vitale reste
intacte.
Il se rend souvent au temple
bouddhique de Bongeun.
A Gwencheon, Christine Jordis ne
retrouve plus qu’un musée, un lieu mort dont Chusa est absent.
C’est dans un pavillon du temple
qu’elle rencontre pour la dernière fois son fantôme avant d’en faire un
compagnon d’écriture et de vie. Il y a là sa dernière calligraphie dont les
idéogrammes sont tracés en caractère d’or « d’une force et d’une netteté
sans réplique ». Il a signé : « Un vieil homme de soixante et
onze ans habitant Gwacheon écrit dans sa maladie »
Elle voit alors très clairement
son visage, son doux sourire, la simplicité de l’attitude, petit homme frêle,
malade. « La chair, en le libérant, le poids de son corps en s’amenuisant,
loin de le charger de regrets, l’ont, semble-t-il, rendu à la légèreté ».
Chusa mourut trois jours après
cette dernière calligraphie. Les funérailles furent célébrées à Séoul et ponctuées
de calligraphies et témoignage nombreux exprimant la reconnaissance.
Le retour à la maison natale
visitée une première fois au début du voyage avec, cette fois-ci, les
retrouvailles avec Chusa non pas en ce
lieu mais dans le temple qu’il fréquenta à la fin de sa vie, ferme la boucle du
périple coréen mais aussi la boucle intérieure qui a conduit Christine Jordis
vers Chusa.
Pour comprendre les motifs qui
ont mis au travail cette quête, revenons aux premières pages de l’auteure quand
elle évoque les images de la vieillesse
proposées par les médias dans notre pays.
Elle décrit en particulier un
débat très intellectuel animé par une jeune femme fraîche et pimpante, invitant
d’illustres vieillards à parler de leur relation à la vieillesse et la mort. A
quatre vingt douze ans, l’un d’entre eux venait de se remarier et évoquait son
envie d’aimer, d’écrire de nouveaux livres ; L’émission tout entière était
à l’avenant. Et Christine Jordis de s’interroger sur cette façon de congédier
la mort dans une sorte d’addiction à la vie qui rassure l’entourage. Le
spectacle des sémillants vieillards écrit –elle, ne l’émouvait pas comme il
aurait dû. « Car la mort, dans tout cela, qu’en a-t-on fait, comment
l’a-t-on préparée ? ». Et si elle a été congédiée, comment l’amour de
la vie, ici déclaré, ne sonnerait-il pas faux ?
Dans ces maisons de retraite que
les émissions télévisuelles ou des articles de presse présentent parfois,
l’accent est mis sur une réalité moins idéalisée : « La résidence
«Le Bonheur » est un lieu de puanteur, de détresse effrayant… » Au
mieux, on donne à voir des vieillards sages, assis en cercle à qui l’on
dit : « on va jouer de la flûte maintenant » les gratifiant
d’un « on » qui dépersonnalise.
L’on comprend dès lors ce qui a
conduit Christine Jordis vers son fantôme, ce sage, que son livre rend si
vivant, et qui sut composer avec son déclin, renonçant à l’inévitable mais sauvegardant
en lui une sagesse, une énergie vitale, une créativité essentielles.
Evidemment, j’adhère tout à fait
à ce qu’énonce Christine Jordis et c’est ce qui m’a fait lire de près ce
qu’elle écrit. Il ne s’agit pas, bien sûr de tourner le dos à notre contexte de
vie occidental du XXIème siècle mais d’y ouvrir des voies pour mieux penser et
vivre. Et l’on trouve dans le confucianisme souple dont témoigne Chusa de
multiples ressources pouvant orienter
dès la « fleur de l’âge » vers un bien vieillir et un bien
mourir, qui seraient non pas un amenuisement mais un élargissement de l’être
au-delà d’une addiction à la vie.
« En allant à sa rencontre,
écrit Christine Jordis, je savais trouver bien autre chose qu’un refuge : une
perspective dans laquelle vivre, un moyen de se défendre contre les empiètements
d’un monde toujours plus agressif ».
Et il est certain que, en raison
d’affinités, d’élans, d’échos subjectifs, Christine Jordis, s’oriente vers la
sagesse de Chusa et en fait un recours : « La subjectivité ne
sera pas ici comptée comme facteur d’erreur, écrit-elle, mais au contraire,
composante nécessaire de la compréhension : Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi. »
C’est ainsi qu’elle se nourrit,
que nous nous nourrissons de Chusa.
Nous y acquérons la conviction que
le souffle, corps/matière et esprit anime toute chose : « Pas de
division ni de séparation, écrit-elle, seules des différences de condensation.
La peinture, l’écriture, la calligraphie témoignent de l’importance de ce
souffle. Il s’agit, par la contemplation, de se laisser traverser par ce
souffle et alors l’image deviendra vision, l’objet regardé étant devenu une
part de vous-même. » A mes yeux, on a ainsi accès à la spiritualité la
plus charnelle, la plus traversée d’érotisme.
Le temps et le silence sont indispensables à cette expérience et nous sommes là aux
antipodes de l’accélération insensée et des tourbillons bruyants des temps
modernes. Dans cet autre climat favorable au rêve, un poète confucéen
écrit : « Le vent dort, un nuage à du temps libre. Un oiseau
rentre, naturel ».
Pour vivre de tels instants, il
faut un minimum de solitude loin des agglutinations grégaires que produisent
nos modes de vie, même s’il ne s’agit pas, bien sur, de renoncer à nos liens
sociaux.
La reconnaissance de l’importance
du souffle qui unifie toute chose, une aptitude à éviter les extrêmes dans nos
oscillations, un goût de la lenteur, du silence, de la création, qu’elle
demeure dans notre intimité ou s’exprime à l’extérieur, tous ces éléments vers
lesquels nous nous tendons, sont nourritures pour nos vies. Il y faut accepter cet
écart, retrait qui, loin de nous détourner de nos liens et de nos solidarités, pourra nous y reconduire
dans un plaisir d’être singulier. Ainsi pourra fleurir pour nous cette
énigmatique fleur de la spiritualité, cette orchidée
non créée qui
fait pour moi écho à ce qu’a écrit Mallarmé, évoquant une fleur
comme l’absente de tout bouquet, dans sa singulière universalité.
nc