La lecture du roman « Laetitia
ou la fin des hommes » d’Ivan Jablonka et l’approche que j’en ai réalisée
en janvier 2017, ne m’ont pas laissée indemne
mais ont quelque peu sédimenté en moi, y faisant trace, me ramenant de façon plus
générale, comme je l’indiquais déjà en réponse rapide à un commentaire, au mot-
valise de Lacan : « hainamoration » ; et j’ai imaginé une
valise dont la charnière, éventuellement le charnier, serait le désir.
Ouvrons la valise : dans un compartiment,
le désir se débauche en pulsion, en tant que telle, aveugle, destructrice,
mécanique. Le supposé « amour » peut en devenir « crime parfait »,
le désir criminel pouvant aller de simples vexations dévastatrices,
meurtrissures au jour le jour, jusqu’ à l’absolue destruction, le meurtre de
l’autre vivant : un être humain, un peuple, des vestiges civilisationnels. Dans l’autre compartiment, un tourbillon
métastable : si le désir satisfait prend la seule forme d’un assouvissement,
d’une consommation, alors, l’amour qui s’en est éventuellement produit s’éteint
à plus ou moins long terme ; si, satisfait ou non, il se dépasse , il peut
devenir le lieu de l’amour/joie selon Spinoza, forme d’amour qu’à la fin
des « Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Lacan
restant à l’écart d’une « mystique laïque », définit comme une foi.
La méprise vient de l’expression spinoziste « amor intellectualis
Dei » où Lacan semble prendre le mot « Dei » au pied de la lettre. Mais il oublie, ou ferme les yeux sur
ce dont Dieu est le nom dans l’ « Ethique », nom dont Spinoza,
dans son contexte, ne pouvait faire l’économie, mais qu’il associe en
diverses occurrences à la Nature. « Deus sive Natura » Dieu ou la
Nature écrit-il clairement dans l’ « Ethique », nous ouvrant la
voie de la « mystique diurne », pour reprendre l’expression de Robert
Musil. « Substance » écrit-il aussi dans d’autres passages. Cette « mystique
diurne » que Lacan n’envisage pas, ce qui entrave sa théorisation de la
« jouissance féminine », Musil la définit dans « L’Homme sans
qualités » comme « autre
état » pouvant permettre aussi d’envisager une société moins agressive. Les
troubadours en dessinaient poétiquement, « poéthiquement » la voie
avec le « fin amor » dont ils faisaient l’expérience par
l’intermédiaire de l’assag : Comme l’énonce Matfre Ermengau (fin
XIIIe, début XIVe) : « Le plaisir de cet
amour se détruit quand le désir trouve son rassasiement ».
Trois « destins du
désir », si j’ose cette expression : régression pulsionnelle,
possessivité qui peut se renverser aussi en pulsion, ou bien, qu’il se
satisfasse ou non, dépassement ou élargissement ouvrant à un autre plaisir et,
plus largement à la joie telle que la conçoit l’auteur de
l’ « Ethique » : « L’amour est une joie qu’accompagne
l’idée d’une cause extérieure »
Le désir dont cet amour là,
« autre état », est le fruit, ne peut pourtant être un « désir
pur » dont l’illusion produirait, dans la désincarnation, un excès quasi
totalitaire. Il ne saurait manquer de « chair » ou de matière quand il
se dirige vers un objet non humain ou animal, un tableau, une musique, une
sculpture, un paysage par exemple ; et la « cause extérieure »,
bien réelle est, source de vie. Nous aimons l’« objet » non parce
qu’il aurait toutes les qualités, nous prévient Spinoza, mais nous lui prêtons
toutes les qualités parce que nous l’aimons. C’est donc l’amour qui fait naître
l’objet et non l’inverse, comme nous l’imaginons souvent.
C’est bien sur ce point, l’objet
imaginé dans une perfection, que le désir est lié au fantasme…Lié/délié, comme
l’écrivait Lan Lan Huê dans sa lecture du texte que j’ai consacré à
« Laetitia ou la fin des hommes ». C’est aussi en tant que tel,
lié/délié qu’il apparaît dans les expériences des troubadours évoquant la
« joy d’amour »
J'aime aussi imaginer la valise refermée,
prenant la forme d’un étui de violoncelle, écrin contenant, à l’image de notre
intimité, le bouillonnement de tout cela- fantasme, désir, jouissance, amour,
joie, ré-jouissance,-« lié/délié »- avec le pari que ce tourbillon,
symphonie et/ou cacophonie, charrie et provoque de la création.
Nous en sommes très loin la
plupart du temps dans la mesure où, souvent, dans nos sociétés, pour beaucoup,
et pour chacun, ponctuellement, le désir ne vise rien d’autre que son
extinction dans un assouvissement, ce qui renvoie à la consommation avide d’objets qu’encouragent nos sociétés. Alors, dans cette extrémité du désir, dont,
dans son roman « Des souris et des hommes », Georges Steinbeck
propose l’exemple, Laetitia reste potentiellement cible du crime, ne peut se
métamorphoser en laetitia qui, nom
commun, se ferait terme générique pour désigner la « joie » au sens spinoziste, désir prolongé dans une modalité de l’amour, « plaisir
d’amour » qui ne durerait pas « qu’un instant ».
NC