Les événements sociopolitiques
ayant réactualisé Paul Ricoeur, je republie ici le texte que je lui ai consacré
en 2011. Je ne relis pas mes textes d’avant. Ayant fait exception pour
celui-ci, je constate que ce sont les mêmes questions qui m’occupent depuis
longtemps et que des auteurs et textes amis me permettent de les théoriser
c'est-à-dire contempler en ouvrant sur elles différentes fenêtres.
Dans
une analyse très dense, « Soi-même comme un autre » Paul Ricœur, invite à penser et creuser la question du
singulier et de l’altérité.
Trois
des points abordés se sont révélés à mes yeux comme les plus saisissants, les
plus profonds dans leur complexité. Ils concernent la place occupée par
« un autre » dans l’identité
et dans l’éthique.
Une saisie de la chair de l’autre
Les
analyses consacrées à l’autre, la chair, le corps se laissent
rapprocher de la « Phénoménologie de l’Esprit » de Hegel ainsi
que de la lecture qu’en proposent Judith Butler et Catherine Malabou dans
« Sois mon corps ».
La chair, selon Ricœur, précède toute distinction entre « volontaire » et « involontaire » en ce qu’elle est une synthèse passive de tous les facteurs qui affectent le corps.
Ricoeur
en appelle là à Husserl : la chair serait « l’origine de
toute altération du propre ».
Il
désigne cette altération comme un « transfert
aperceptif, issu de ma chair, une saisie analogisante de la chair de
l’autre »
Ainsi
commence-t-on à être affecté par l’autre.
Des
relèves sont prises ensuite, aussi bien dans le champ des fictions (lectures,
imaginaire), que dans la réalité (l’amitié, considérée comme une
auto-affection, une représentation de l’alter ego, par exemple dans le fait de
se témoigner de la sollicitude à soi-même comme à un autre).
On
peut noter que cette conception de l’amitié comme sollicitude envers
soi-même comme envers un autre fait écho
à l’approche du « souci de soi » réalisée par Foucault dans
« L’Herméneutique du sujet ».
Ce souci de soi, des autres et du monde est en ce moment le sujet qui
préoccupe de nombreux philosophes et
sociologues, entre autres Frédéric Worms et Bernard Stiegler. Générateur de
lien entre les uns et les autres, ce
« care » en tant qu’éthique est une objection à la jouissance
affichée et à la désinvolture du « je n’en ai cure » qui caractérise
actuellement nos gouvernants et en particulier
le premier d’entre eux dans l’étalage de
leur personne, de leur fortune et de leurs avantages.
Le
risque est cependant que, dans ce champ du soin, le « compassionnel »
vienne noyer le jeu des forces sociales et neutraliser la contestation.
Comment, dans ce champ, prendre en considération le « politique ?
« C’est la question récurrente que pose Frédéric Worms dans
son ouvrage : «Le moment du soin. A quoi
tenons-nous ? ».
Etre
affecté par l’autre produit dans la conscience une aptitude à se laisser
enjoindre, interpeller à la seconde
personne dans la perspective du choix le plus pertinent c'est-à-dire le plus
approprié à une situation, quelque chose comme : « en cette
occurrence que t’apprêtes-tu à faire? »
La morale, l’éthique
La
question de la pertinence d’un choix
débouche sur une approche de la morale
et de l’éthique.
Est éthique
selon Ricoeur, ce qui est estimé bon,
pour soi et pour les autres, définition qui renvoie à l’éthique spinozienne.
Est moral ce
qui s’impose comme obligatoire en tant que norme universelle et ici, c’est Kant
qui est convoqué.
Donc l’éthique a pour visée un accomplissement
personnel incluant les autres.
La
morale représente la prise de cette visée dans des normes caractérisées
par une prétention à l’universalité et par un effet de contrainte.
Cet
effet de contrainte peut être « choisi, voulu », d’où l’intrication
éventuelle des deux notions (Kant encore).
L’on
peut, à partir de là, tenter de questionner la définition de l’éthique selon
Ricoeur : « se reconnaître enjoint de vivre bien avec et pour les
autres dans des institutions justes et s’estimer soi-même en tant que porteur
de ce vœu . »
Il semble que l’expression « dans des
institutions justes » tire cette définition du côté de la morale, car il y
a bien dans le mot «juste » l’idée d’un principe universel, contredit par la célèbre formule énonciatrice
d’une contingence : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur
au-delà ».
L’éthique
de Ricoeur semble donc plutôt de l’ordre d’une morale inévitablement convoquée
dans le cadre de la vie collective ; mais se pose alors la question des
critères permettant de conclure à une justice ou une justesse institutionnelle.
Similitude et/ou ipséité
« Soi-même
comme un autre » : c’est le terme « même » que Ricoeur va
approcher avec une grande subtilité.
Le
mot « même » renvoie à une notion d’identité (idem latin),
identité qui donc a pris naissance dans cette « saisie analogisante de la chair de
l’autre » dans un « transfert aperceptif issu de ma chair »
énoncé plus haut.
Cette
identité-idem nous concerne en tant que permanence sous la forme d’une
répétition, dans une temporalité, c’est à dire ce qui, au fil des variations
d’un récit ou d’une histoire, reste inchangé. Pour tenter un exemple :
c’est bien le même Houellebecq qui est l’auteur de « L’Impossibilité d’une
île » et de « La Carte et le Territoire ».
C’est
ce que Ricoeur désigne aussi par le mot « caractère ». Ainsi sommes- nous « caractérisés »
dans un sens presque graphique comme par nos empreintes digitales tout au long
de notre vie.
Ce
n’est pas de la même permanence qu’il s’agit dans « soi-même » (ipse
latin). Ce « soi-même » inclut l’autre en tant que j’ai à répondre de
moi dans mes engagements.
Il
y a donc dans notre identité de la «similitude» et de « l’invariant »,
de la répétition dans les variations du
temps et de l’inaltérable
La
même ambivalence est sensible dans le « comme » du titre qui renvoie
d’une part à une ressemblance, (comme :
semblable) d’autre part à une singularité
(comme : en tant que).
Les deux sens de « idem »
et « ipse » peuvent donc se recouper dans le champ de la temporalité
mais ils s’écartent radicalement l’un de l’autre dans ce que Ricoeur considère
comme fidélité à soi dans la « parole tenue » qui, elle, apparaît comme un point capiton,
un point d’arrêt dans le tissu du temps, une sorte de permanence inaltérable,
hors des variations temporelles.
Paul
Ricoeur a recherché là de façon très élaborée ce qu’il appelle un
« invariant relationnel », une
sorte de marqueur permettant de saisir du côté de l’ipséité une forme
particulière de permanence dans le temps qui apporte une réponse fiable à la
question « Qui suis-je? ».
Cette réponse, Paul Ricoeur l’a trouvée du
côté de la parole donnée, telle qu’elle dit le maintien de soi :
il s’agit de répondre de soi vis-à-vis d’un autre : parce que quelqu’un
compte sur moi, je suis comptable de mes actions devant lui.
L’auteur
fait intervenir alors un glissement : à
la question « Qui suis-je », que je me pose, se substitue cette autre question « Où
es-tu? » posée par l’autre qui me requiert. La réponse « me voici! », dit le maintien de
soi.
Il y a dès lors un écart extrême
entre la permanence du même (idem) et celle du soi (ipse).
Nous « autres », nos
« autres »
Les
textes, selon Ricoeur, font aussi partie de nos « autres » ; ils sont compagnons sur nos chemins,
aiguisant, comme des amis, notre réflexion. Celui de Ricoeur dans et
au-delà de son abstraction pousse notre pensée à emprunter des pistes qui
concernent chacun dans sa réalité,
consciente et inconsciente, son imaginaire, la conduite de sa vie et la place
qu’il ménage à « un autre » (qui sont plusieurs) « comme
soi-même »
Ceci
concerne l’amitié dont on peut penser qu’elle inclut l’amour de même que
l’amour l’inclut et l’on peut alors recourir, pour mieux la comprendre, au
terme d’aimance forgé par Abdelkébir Khatibi ; l’aimance concerne,
dans une extension de nos choix intimes, le lien aux autres en
général : la « saisie analogisante de la chair de l’autre » nous
aura permis d’être aussi cet enfant qui ne veut pas grandir, ce vieux qui ne
veut pas vieillir, cet adolescent qui refuse la transmission et l’héritage, ce
précaire subissant l’instabilité, ce défenseur de la liberté victime de
l’oppression en réponse à ses convictions, cette « autre-femme » si
je suis homme, cet autre-homme si je suis femme, l’étranger enfin, dans ses appartenances qui
diffèrent des miennes.
Et,
si l’on en appelle à l’analyse de Frédéric Worms en laissant résonner sa question : « à
quoi tenons-nous ? », c’est bien la nature de nos engagements
qui pourrait nous conduire
d’un « idem » compassionnel à un « ipse »
relationnel impliquant en tant que tel la dimension
politique et éthique dans nos possibles réponses aux vulnérabilités
nouvelles qui marquent notre société.
Et,
en effet, toute relation représente bien un soubassement du politique en tant
que, ainsi que l’indique Worms, elle est « aussi une relation entre deux ensembles ou quantités de force […]
qu’elle se révèle être une relation « essentiellement dissymétrique entre une force et une
faiblesse relative ; pouvoir dès lors être une relation de contrainte d’un terme de la relation sur
l’autre »
Selon
Worms, les relations ne comportent pas nécessairement un abus du pouvoir.
Elles
se nourrissent même de l’échange et de la transmission que la dissymétrie rend
possibles.
Pourtant
si une violation peut être ressentie,
c’est bien que la relation est ou était « déjà structurée comme une relation de pouvoir et de force »
C’est
bien là, dans le champ d’un dommage ressenti, que le politique et
l’éthique ont à intervenir, à l’extrême sous la forme d’une intercession sociale ou juridique parfois
nécessaire, et a minima, dans un registre plus individuel, sous la forme de nos
options et de nos actes consécutifs.
C’est
en ce qui concerne nos réponses que se justifie l’analyse de Paul Ricoeur. En
substituant, en tant que question qui m’est posée, “où es-tu?” à “qui es-tu?”,
en énonçant la réponse : « me voici », il légitime la
dimension proprement éthique de l’ipséité.
Celle-ci
inclut donc en définitive, le lien avec
un (plusieurs) autre(s) : la définition de l’identité (idem), passe par la
relation à un autre mais c’est dans le maintien de cette relation que se
définit le propre (ipse).
Je ne suis assuré de moi-même que
par ma fidélité à mes relations, ce qui apparaît, chez
d’autres philosophes (Hegel, Nietzsche, Hannah Arendt) dans la conceptualisation de la promesse,
prise non pas dans le sens de serment mais dans celui d’engagement
L’on
a pu rencontrer aussi un tel point de vue dans les préceptes confucéens,
l’étude et la transmission contribuant pour Confucius à ce
cheminement : « Chaque jour, je m’examine plusieurs fois. Me
suis-je fidèlement acquitté de mes engagements ? Me suis-je montré digne
de la confiance de mes amis ? Ai-je mis en pratique ce qu’on m’a
enseigné » ?
Reste
alors une réflexion à poursuivre quant aux articulations de l’engagement et de
la liberté, entre détachement et aliénation, ce qui est le thème traité par
Judith Butler et Catherine Malabou dans « Sois mon corps » (Voir à ce
propos le texte consacré à cet essai sur ce blog le 27 4 2010).
N.C.
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