« Il n’y a pas de mauvaise herbe. Il n’y a que des herbes qui
poussent au mauvais endroit »
Yves Gillen
Voilà quelque temps déjà que,
dans mon esprit, le mot « déradicalisation » s’est mis en lien avec
dératisation et a offensé mon nez d’effluves putrides nauséabonds assortis de
relents racistes. Ce mot, je ne pouvais plus le sentir. Et, au-delà de cette réaction épidermique, il
m’est apparu qu’il instrumentalisait, le détournant, le mot « radical »
qui désigne la racine ; il en représente à mes yeux, au-delà de la
dérivation, non seulement une dérive mais encore, affublé ainsi de ce préfixe
et cette désinence, une extension perverse.
Qu’entend-on par déradicalisation ? Le champ sémantique du mot est celui de l’hygiène. Le radical « dé » fait penser à un mal à éradiquer ; la radicalisation, autrement dit une épidémie de radicalité appelle une désinfection. Affluent alors des images d’invasion microbienne, de contagion, images porteuses d’une horreur du contact rappelant d’autres périodes ravageuses. Cette radicalité, on en fait une caractéristique de l’Islam l’associant à l’intégrisme et au terrorisme. Les programmes de « déradicalisation », ciblant principalement les convertis au djihad, voudraient, pour soigner les symptômes, remonter aux causes en renforçant l’autorité parentale. On cherche alors un remède radical pour éradiquer la radicalité d’un Islam dit radical. Détournement sémantique pervers qui amalgame la radicalité née de la fragile graine aux pires criminels si peu enracinés qu’ils veulent monter au ciel en s’explosant sur terre et, en conséquence, la radicalité désigne les massacres fanatiques et actes nihilistes qui sont une désastreuse issue de mouvements pulsionnels ; mais « déradicaliser » dans le sens d’éradiquer des pulsions paraît inimaginable. A travers ces pulsions qu’il faudrait, d’un point de vue soi-disant sain, éradiquer, c’est leur traduction en violence et donc aussi en contre-violence qui sont ciblées et nous voilà dans le domaine des extrémismes. Donc « extrémisme » ou « fanatisme » ou « intégrisme » ou « totalitarisme » auraient été appropriés alors que « radicalisation » ne l’est pas. Comme il fallait éviter de donner à penser qu’une grande partie de notre société serait à « déradicaliser » et pas seulement les dits « terroristes » terme bien trop général, globalisant un spectre très divers de réalités humaines et les réduisant au djihadisme, on instrumentalise le terme de radicalité en l’associant dans une généralité, fausse en tant que telle, à l’Islam, donc en désignant un ennemi précis, ce qui permet d’occulter un intégrisme tout aussi vénéneux sous le masque d’une violence pourtant non moins évidente au sein des deux autres monothéismes. Et que dire de l’ « intégrisme » des banques et des prédateurs financiers dont l’objectif, exclusivement le profit, ne peut en rien représenter un sens, un chemin de vie sauf si l’on considère comme légitime le but de killers ne proposant qu’un objectif de gavage réservé à quelques-uns, les autres, en majorité, étant exclus du projet. Pour d’autres, l’appât n’est pas le gain mais le pouvoir et ce sont des vies que radicalement ils abîment ou effacent. Plus killers que des requins, les uns comme les autres ; et ce sont parfois les mêmes. Ce totalitarisme-là, dans son néant d’inconscience et d’aveugle béatitude, alimente, par contrecoup, un désespoir, une dépossession d’idéal- mais à ce terme idéologiquement lourd, ne faudrait-il pas en substituer un autre -? En diverses occurrences, François Jullien propose celui de « ressources » pour l’esprit. Donc le totalitarisme soft, celui du marché, engendre la pénurie de « ressources » psychiques tout autant que de vivres, ce dont découlent la violence et son double symétrique, la contre-violence. Et les Etats, complices des pouvoirs financiers alimentent une contradiction, une sorte d’ « injonction paradoxale » dont on sait qu’elle peut rendre fou : ils imposent, d’une part, un système libéral qui présente l’inéluctabilité (TINA) d’un ordre dont la clé de voûte est la dérégulation des échanges et dénonce, d’autre part, l’insoumission de ceux qui préfèrent se soumettre à un cadre et à des archanges de la mort dont les ordres nourrissent un fantasme d’accès à une richesse spirituelle dans un univers sans limites. L’absence de limites est le poison qui fait coexister symétriquement et s’affronter ces deux mondes, le politico-financier et le guerrier.
Il me paraît nécessaire de libérer la radicalité du piège où l’a enfermée le « discours courant » l’associant à l’Islam. Qui dit radicalité dit racine et la racine, c’est ce qui engendre la vie. « Radicale » est la racine issue du germe, non seulement de la plante mais de nos élans. C’est bien en tant que tel que ce qui est radical nous fonde. Il y a en chacun de nous une radicalité qui pulse nos comportements et nos actes. Spinoza la nomme « conatus », c'est-à-dire l’effort pour exister dans son être ; Freud, Lacan l’ont nommée pulsion et analysé ses destins, destins pharmacologiques c'est-à-dire dans l’alternance du meilleur et du pire.
Qu’entend-on par déradicalisation ? Le champ sémantique du mot est celui de l’hygiène. Le radical « dé » fait penser à un mal à éradiquer ; la radicalisation, autrement dit une épidémie de radicalité appelle une désinfection. Affluent alors des images d’invasion microbienne, de contagion, images porteuses d’une horreur du contact rappelant d’autres périodes ravageuses. Cette radicalité, on en fait une caractéristique de l’Islam l’associant à l’intégrisme et au terrorisme. Les programmes de « déradicalisation », ciblant principalement les convertis au djihad, voudraient, pour soigner les symptômes, remonter aux causes en renforçant l’autorité parentale. On cherche alors un remède radical pour éradiquer la radicalité d’un Islam dit radical. Détournement sémantique pervers qui amalgame la radicalité née de la fragile graine aux pires criminels si peu enracinés qu’ils veulent monter au ciel en s’explosant sur terre et, en conséquence, la radicalité désigne les massacres fanatiques et actes nihilistes qui sont une désastreuse issue de mouvements pulsionnels ; mais « déradicaliser » dans le sens d’éradiquer des pulsions paraît inimaginable. A travers ces pulsions qu’il faudrait, d’un point de vue soi-disant sain, éradiquer, c’est leur traduction en violence et donc aussi en contre-violence qui sont ciblées et nous voilà dans le domaine des extrémismes. Donc « extrémisme » ou « fanatisme » ou « intégrisme » ou « totalitarisme » auraient été appropriés alors que « radicalisation » ne l’est pas. Comme il fallait éviter de donner à penser qu’une grande partie de notre société serait à « déradicaliser » et pas seulement les dits « terroristes » terme bien trop général, globalisant un spectre très divers de réalités humaines et les réduisant au djihadisme, on instrumentalise le terme de radicalité en l’associant dans une généralité, fausse en tant que telle, à l’Islam, donc en désignant un ennemi précis, ce qui permet d’occulter un intégrisme tout aussi vénéneux sous le masque d’une violence pourtant non moins évidente au sein des deux autres monothéismes. Et que dire de l’ « intégrisme » des banques et des prédateurs financiers dont l’objectif, exclusivement le profit, ne peut en rien représenter un sens, un chemin de vie sauf si l’on considère comme légitime le but de killers ne proposant qu’un objectif de gavage réservé à quelques-uns, les autres, en majorité, étant exclus du projet. Pour d’autres, l’appât n’est pas le gain mais le pouvoir et ce sont des vies que radicalement ils abîment ou effacent. Plus killers que des requins, les uns comme les autres ; et ce sont parfois les mêmes. Ce totalitarisme-là, dans son néant d’inconscience et d’aveugle béatitude, alimente, par contrecoup, un désespoir, une dépossession d’idéal- mais à ce terme idéologiquement lourd, ne faudrait-il pas en substituer un autre -? En diverses occurrences, François Jullien propose celui de « ressources » pour l’esprit. Donc le totalitarisme soft, celui du marché, engendre la pénurie de « ressources » psychiques tout autant que de vivres, ce dont découlent la violence et son double symétrique, la contre-violence. Et les Etats, complices des pouvoirs financiers alimentent une contradiction, une sorte d’ « injonction paradoxale » dont on sait qu’elle peut rendre fou : ils imposent, d’une part, un système libéral qui présente l’inéluctabilité (TINA) d’un ordre dont la clé de voûte est la dérégulation des échanges et dénonce, d’autre part, l’insoumission de ceux qui préfèrent se soumettre à un cadre et à des archanges de la mort dont les ordres nourrissent un fantasme d’accès à une richesse spirituelle dans un univers sans limites. L’absence de limites est le poison qui fait coexister symétriquement et s’affronter ces deux mondes, le politico-financier et le guerrier.
Il me paraît nécessaire de libérer la radicalité du piège où l’a enfermée le « discours courant » l’associant à l’Islam. Qui dit radicalité dit racine et la racine, c’est ce qui engendre la vie. « Radicale » est la racine issue du germe, non seulement de la plante mais de nos élans. C’est bien en tant que tel que ce qui est radical nous fonde. Il y a en chacun de nous une radicalité qui pulse nos comportements et nos actes. Spinoza la nomme « conatus », c'est-à-dire l’effort pour exister dans son être ; Freud, Lacan l’ont nommée pulsion et analysé ses destins, destins pharmacologiques c'est-à-dire dans l’alternance du meilleur et du pire.
Dans l’objectif de tenter une
« expérience de pensée », je fais l’hypothèse qu’il ne saurait y avoir une mauvaise radicalité, seulement un
détournement, une perversion de la force de vie. On peut penser à ces surgeons
qui parfois poussent du pied d’une plante en même temps qu’elle et l’épuisent.
S’il n’y a pas de mauvaise radicalité à l’origine, mais seulement un
« pousse à vivre » qu’en est-il de ces forces parasites et
meurtrières s’exerçant sur les corps individuels comme sur le corps
social ? Elles peuvent signifier
que l’enracinement n’a pu être efficace faute d’un bon terreau et leur
déferlement apparaît corollairement comme l’effet de la colère face à
l’injustice, les inégalités, l’oppression, l’absence d’un objectif légitime de vie ; l’on aura tendance
alors à être fasciné par une radicalité révolutionnaire mais les révolutions
décapitent. Imagine-t-on des racines d’arbres fomentant la destruction de la
cime ? La vie peut-elle vouloir, au nom de la vie, semer la mort ?
Marc Crépon, dans « Le consentement meurtrier » a, sur ce point,
consacré de fortes page à Albert Camus et son « Calligula ».
« Il existe des combats radicaux qui se font sans violence, écrit, pour sa
part, Marie-José Monzdain dans « Confiscation », comme ceux que
mènent ou ont menés les opposants à la guerre et les partisans d’une résistance
non violente à l’occupation et la colonisation ». Il ne s’agit ni de nier ni de
vouloir à toute force éradiquer la violence mauvaise. L’« Etat d’urgence »
voudrait faire croire à cette possibilité mais plus rien de vivant ne circule entre les sirènes, les contrôles,
les espaces protégés, les perquisitions. Ce remède « radical » est
pire que le mal qu’il prétend combattre.
Poser expérimentalement, comme je le fais, l’hypothèse que la radicalité est exclusivement la source de la vie m’a menée à douter de la différence que théorise Freud entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, à envisager qu’il n’y ait que pulsion de vie qui dans son jaillissement, son explosion, peut se dévoyer, se heurter à des obstacles extrêmes, inévitables, que Lacan nomme le « Réel », disant facétieusement : « le Réel, c’est quand on se cogne ». De ce Réel, de cette déferlante qui abime actuellement nos vies, sous des formes diverses aussi bien économiques, que politiques, guerrières, écologiques, désespérées, engendrant de façon globale l’exclusion et l’inhumanité, que faire ? Avant tout autre solution, penser la démocratie autrement que sous la forme de l’ersatz qu’en proposent nos sociétés sous la forme de totalitarismes hard (guerres, crimes) ou soft (dérégulation économique). Pour ce faire, il me paraît utile d’en revenir à Spinoza et à son « traité politique ». Dans cette œuvre, Spinoza analyse l’articulation du droit naturel- autre nom de la radicalité-, et de l’Etat. Hobbes, le premier a défini la notion de « droit naturel », une puissance que chacun a le droit d’exercer jusqu’au meurtre. Et, de ce fait, l’homme étant selon lui « un loup pour l’homme », un Etat fort devra se constituer pour dompter la puissance naturelle des hommes. Cet Etat souverain, voire totalitaire représenté par le Léviathan, maîtrisera le « droit naturel » de ses sujets en faisant régner la peur. Spinoza, s’opposant à Hobbes, privilégie par rapport aux autres exercices de la souveraineté, celui de la démocratie et affirme, que le pouvoir politique pourra accueillir le droit naturel des êtres humains et les « affecter » de manière à susciter en eux les passions joyeuses plutôt que les passions tristes. Alors, le peuple se ferait l’allié de l’Etat, jusqu’à devenir l’Etat : chacun comprenant en effet l’impossibilité d’exister individuellement en dehors de féroces luttes de domination, délèguerait à l’Etat, sa « poussée existentielle » (conatus), donc sa radicalité. Les concepts élaborés dans l’ « Ethique » se retrouvent donc ici, interprétés politiquement : poussée existentielle, affects de joie, affects de tristesse. Il s’en dégage corollairement qu’une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice. Le « droit naturel » serait structuré par les lois en lesquelles il se prolongerait, « droit naturel »-donc radicalité- auquel, et Spinoza y insiste en diverses occurrences, il n’y aurait pas lieu de renoncer. Relisons cet extrait Du chap. XX du « Traité théologico-politique : « Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n'est pas la domination ; ce n'est pas pour tenir l'homme par la crainte et faire qu'il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir. (C’est-à-dire sa radicalité, c’est moi qui précise) Non, je le répète, la fin de l’Etat n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d'automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une Raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté. » Contradicteur de la pensée de Hobbes, défenseur de la démocratie, Spinoza est également un partisan déclaré de l’ordre politique; promoteur d’une recherche personnelle de « joie » ; il lie néanmoins indissociablement cette joie à un souci politique, mais aussi à une recherche éthique. Souci politique et recherche éthique, voici les mots-clés qui devraient prendre la place de celui de déradicalisation afin de rendre à chacun sa radicalité. Il s’agirait donc bien davantage de radicaliser en restituant à chacun l’élan premier, la force de vie qui donne sens aux actions grâce aux forces de la pensée et de l’imagination, donc, dans un souci politique et éthique de rendre sa radicalité à un sujet désirant. Ce « souci », autre nom du « soin » passe par une restauration de la transmission et l’instauration d’espaces où la rencontre des corps, l’échange des sensibilités, des paroles, des actes de créativité pourraient faire brèche à la fascination exercée par la violence des tueurs suicidaires.
A propos de cette fascination exercée par la violence et la guerre et le rappel d’autres voies possibles, les dernières lignes de « l’Iliade » telle qu’Alessandro Baricco la réécrit, me paraissent un précieux éclairage : « […] Aussi atroce que cela paraisse, il est nécessaire de se rappeler que la guerre est un enfer, oui : mais beau. Depuis toujours, les hommes s’y jettent comme des phalènes attirées par la lumière mortelle du feu. Aucune peur, aucune horreur de soi n’a pu les tenir éloignés des flammes : parce qu’ils y ont trouvé la seule possibilité de racheter la pénombre de la vie. Aussi la tâche d’un vrai pacifisme, aujourd’hui, devrait être non tant de diaboliser la guerre à l’extrême, que de comprendre que c’est uniquement quand nous serons capables d’une autre beauté que nous pourrons nous passer de celle que la guerre depuis toujours, nous offre. Construire une autre beauté, c’est peut-être la seule voie vers une paix vraie. […] Donner un sens fort, aux choses, sans devoir les amener sous la lumière aveuglante de la mort. Pouvoir changer notre propre destin sans devoir nous emparer de celui d’un autre ; réussir à mettre en mouvement l’argent et la richesse sans recourir à la violence ; trouver une dimension éthique, y compris très haute sans devoir aller la chercher dans les marges de la mort ; nous confronter à nous-mêmes dans l’intensité d’un lieu et d’un moment qui ne soit pas une tranchée ; connaître l’émotion, même la plus vertigineuse, sans devoir recourir au dopage de la guerre ou à la méthadone des petites violences quotidiennes. Une autre beauté » Et Barrico termine son œuvre dans la perspective que nous réussirons un jour à soustraire Achille à une guerre meurtrière. « Et ce ne sera pas la peur ou l’horreur qui le ramèneront chez lui. Ce sera une certaine beauté, une beauté différente, infiniment plus douce ».
Poser expérimentalement, comme je le fais, l’hypothèse que la radicalité est exclusivement la source de la vie m’a menée à douter de la différence que théorise Freud entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, à envisager qu’il n’y ait que pulsion de vie qui dans son jaillissement, son explosion, peut se dévoyer, se heurter à des obstacles extrêmes, inévitables, que Lacan nomme le « Réel », disant facétieusement : « le Réel, c’est quand on se cogne ». De ce Réel, de cette déferlante qui abime actuellement nos vies, sous des formes diverses aussi bien économiques, que politiques, guerrières, écologiques, désespérées, engendrant de façon globale l’exclusion et l’inhumanité, que faire ? Avant tout autre solution, penser la démocratie autrement que sous la forme de l’ersatz qu’en proposent nos sociétés sous la forme de totalitarismes hard (guerres, crimes) ou soft (dérégulation économique). Pour ce faire, il me paraît utile d’en revenir à Spinoza et à son « traité politique ». Dans cette œuvre, Spinoza analyse l’articulation du droit naturel- autre nom de la radicalité-, et de l’Etat. Hobbes, le premier a défini la notion de « droit naturel », une puissance que chacun a le droit d’exercer jusqu’au meurtre. Et, de ce fait, l’homme étant selon lui « un loup pour l’homme », un Etat fort devra se constituer pour dompter la puissance naturelle des hommes. Cet Etat souverain, voire totalitaire représenté par le Léviathan, maîtrisera le « droit naturel » de ses sujets en faisant régner la peur. Spinoza, s’opposant à Hobbes, privilégie par rapport aux autres exercices de la souveraineté, celui de la démocratie et affirme, que le pouvoir politique pourra accueillir le droit naturel des êtres humains et les « affecter » de manière à susciter en eux les passions joyeuses plutôt que les passions tristes. Alors, le peuple se ferait l’allié de l’Etat, jusqu’à devenir l’Etat : chacun comprenant en effet l’impossibilité d’exister individuellement en dehors de féroces luttes de domination, délèguerait à l’Etat, sa « poussée existentielle » (conatus), donc sa radicalité. Les concepts élaborés dans l’ « Ethique » se retrouvent donc ici, interprétés politiquement : poussée existentielle, affects de joie, affects de tristesse. Il s’en dégage corollairement qu’une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice. Le « droit naturel » serait structuré par les lois en lesquelles il se prolongerait, « droit naturel »-donc radicalité- auquel, et Spinoza y insiste en diverses occurrences, il n’y aurait pas lieu de renoncer. Relisons cet extrait Du chap. XX du « Traité théologico-politique : « Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n'est pas la domination ; ce n'est pas pour tenir l'homme par la crainte et faire qu'il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir. (C’est-à-dire sa radicalité, c’est moi qui précise) Non, je le répète, la fin de l’Etat n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d'automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une Raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté. » Contradicteur de la pensée de Hobbes, défenseur de la démocratie, Spinoza est également un partisan déclaré de l’ordre politique; promoteur d’une recherche personnelle de « joie » ; il lie néanmoins indissociablement cette joie à un souci politique, mais aussi à une recherche éthique. Souci politique et recherche éthique, voici les mots-clés qui devraient prendre la place de celui de déradicalisation afin de rendre à chacun sa radicalité. Il s’agirait donc bien davantage de radicaliser en restituant à chacun l’élan premier, la force de vie qui donne sens aux actions grâce aux forces de la pensée et de l’imagination, donc, dans un souci politique et éthique de rendre sa radicalité à un sujet désirant. Ce « souci », autre nom du « soin » passe par une restauration de la transmission et l’instauration d’espaces où la rencontre des corps, l’échange des sensibilités, des paroles, des actes de créativité pourraient faire brèche à la fascination exercée par la violence des tueurs suicidaires.
A propos de cette fascination exercée par la violence et la guerre et le rappel d’autres voies possibles, les dernières lignes de « l’Iliade » telle qu’Alessandro Baricco la réécrit, me paraissent un précieux éclairage : « […] Aussi atroce que cela paraisse, il est nécessaire de se rappeler que la guerre est un enfer, oui : mais beau. Depuis toujours, les hommes s’y jettent comme des phalènes attirées par la lumière mortelle du feu. Aucune peur, aucune horreur de soi n’a pu les tenir éloignés des flammes : parce qu’ils y ont trouvé la seule possibilité de racheter la pénombre de la vie. Aussi la tâche d’un vrai pacifisme, aujourd’hui, devrait être non tant de diaboliser la guerre à l’extrême, que de comprendre que c’est uniquement quand nous serons capables d’une autre beauté que nous pourrons nous passer de celle que la guerre depuis toujours, nous offre. Construire une autre beauté, c’est peut-être la seule voie vers une paix vraie. […] Donner un sens fort, aux choses, sans devoir les amener sous la lumière aveuglante de la mort. Pouvoir changer notre propre destin sans devoir nous emparer de celui d’un autre ; réussir à mettre en mouvement l’argent et la richesse sans recourir à la violence ; trouver une dimension éthique, y compris très haute sans devoir aller la chercher dans les marges de la mort ; nous confronter à nous-mêmes dans l’intensité d’un lieu et d’un moment qui ne soit pas une tranchée ; connaître l’émotion, même la plus vertigineuse, sans devoir recourir au dopage de la guerre ou à la méthadone des petites violences quotidiennes. Une autre beauté » Et Barrico termine son œuvre dans la perspective que nous réussirons un jour à soustraire Achille à une guerre meurtrière. « Et ce ne sera pas la peur ou l’horreur qui le ramèneront chez lui. Ce sera une certaine beauté, une beauté différente, infiniment plus douce ».
Il me semble que pour aller
vers cet objectif bien difficile à concevoir dans le contexte actuel, un
premier pas serait de renoncer à la « fraternité » de la devise qui
favorise l’élan, vers le même, autrement
dit un lien fantasmé entre hommes, de préférence, frères de combat en quelque
sorte, comme Derrida l’a si bien analysé dans « Politiques de
l’amitié ». Un progrès serait de lui préférer une « hospitalité »
qui, ferait place possible à l’ « autre », fût-il le plus étranger ;
et nous sommes aux antipodes de cet objectif quand notre société sanctionne
dans une utilisation perverse du droit, celui qui, au sud de la France, se fait
hôte et passeur bienveillant de réfugiés. Cette hospitalité apparaît comme une
qualité humaine primordiale dès l’Antiquité. L’on peut penser au rôle qu’elle
joue déjà, en opposition avec l’hostilité, celle des guerres, dans l’Odyssée.
C'est en effet parce qu'il y a guerre, c'est-à-dire déplacement des hommes,
éloignement de la terre natale, que l'hospitalité apparaît comme une nécessité.
L’hospitalité permettrait d’instituer un
lieu hétérogène où souscrire à l’invitation d’Alessandro Baricco : inventer
dans un espace commun des règles
nouvelles, y faire triompher le droit,
de manière à créer des conditions de possibilité pour que s’y déploie éventuellement une beauté
fascinante dans une dimension éthique élevée, source d’émotions, beauté
nouvelle et douce qui manque cruellement à ceux que le Djihad, par conséquent,
attrape dans ses ensorcelants filets.
Cette proposition de l’écrivain interpelle en ces temps où les multiples
appels aux « valeurs » pourraient bien n’être que le rappel de
valeurs rétrogrades reconduisant aux guerres ou pérennisant les injustices. Et
à ces soi-disant « valeurs », ne faudrait-il pas substituer des
« raisons de vivre ». A l’opposé, les images médiatiques récurrentes
des chorégraphies d’entraînement de l’ « Etat islamique », les
postures héroïques de ses archanges de la mort, en principe destinées à susciter
l’effroi, visent à exercer une sorte de « charme » inverse à ce que
pourrait instaurer une régulation démocratique de nos vies. De même tous ces
gros plans sur l’attirail de guerre des
occidentaux : avions de chasse, armes, camions, bombardements
etc. (et l’on ne peut excepter le recours à divers signes de patriotisme,
actuellement très présents), peuvent être autant d’appels à un éveil
belliciste. Difficile, là, de ne pas être sensible à une toxicité, une
inadéquation, pour rappeler ce terme spinozien évoquant ce qui est
« poison ». Est aussi toxique
l’ordre économique qui fonde ces postures. Une mesure aussi aisée à mettre en
pratique que l’interdiction de la spéculation financière serait déjà un pas vers un mieux être. Il
faudrait que les Etats fassent preuve d’audace et de radicalité pour initier
une telle régulation.
Il y a lieu de lutter, pour
rester à l’écoute et ne pas succomber à la désolation, en ces « temps de
détresse » ainsi que Hölderlin, déjà, caractérisait son époque ;
alors que dire de la nôtre quand les machines autonomes nous précipitent de
plus en plus vertigineusement vers le posthumanisme ? Ces « temps » rendent indispensable
la poésie a précisé Hölderlin ; pourtant on a pu condamner à mort en Arabie saoudite un
poète palestinien pour des propos hostiles à Dieu et au royaume.
Donc, lutter pour rester à
l’écoute, oui, obstinément, de ces voix, les plus grandes comme les plus
petites, porteuses d’espoir du côté d’initiatives nouvelles, comme celle de
l’association « Mosaïque » à Lesbos, qui accueille les migrants et
réalise avec eux le partage existentiel. Cette association, du reste, se
réclame de la tradition antique de la philoxenia, nom grec de l’hospitalité. De
telles initiatives permettraient, si elles se multipliaient, des rencontres et
une réflexion quant au droit c'est-à-dire aux règles adéquates à l’existence
collective dans une ouverture aux mots,
à la sensibilité, à l’art et à la beauté.
nc
L’idéogramme chinois
« gi » issu de l’écriture ossécaille datant du XVème avant notre ère
et constituée de caractères gravés sur des os d’animaux, est formé de deux
parties : un mouton au-dessus et le « je » au- dessous. Il
rappelle le sacrifice rituel d’un mouton pour manifester son allégeance à la
justice et la vertu et signifie la nécessité de conduire sa vie de façon
altruiste. Il rassemble donc en un seul signe, l’idée de la justice en tant que
vertu et de la place à faire à l’autre-fût-il un animal-