Avant de rencontrer le mot
« entre » tel que François
Jullien ne cesse de le pétrir dans son œuvre, que ce soit comme notion voire
concept ou même principe -ce qu’il est devenu pour moi- je m’étais déjà intéressée
depuis longtemps, tout d’abord indirectement, à ce qu’il représente.
Il me semble que son ombre a
commencé à s’étendre sur moi lorsque j’ai découvert, il y a bien des années
comment Nabokov caractérisait la
stratégie d’écriture de jane Austen. On ne peut plus misogyne, il affirmait que
les femmes étaient inaptes à devenir écrivaines. L’honnêteté l’obligeait
pourtant à faire une exception pour Jane Austen. Il nomme sa singulière
virtuosité, la métaphorisant dans une image virile ( !), « la marche
du cavalier » qui désigne un écart soudain et inattendu sur un côté de
l’échiquier …Quoiqu’il en soit, il était là pour moi question d’une distance
qui revint plus tard à ma rencontre avec le « ni quitter ni coller »
du Tao, traduction de François Jullien nuancée ensuite par un ami connaisseur de
la langue chinoise sous une forme un peu différente, l’un des termes mis ici en
tension signifiant « être proche » et l’autre « quitter, se
détacher ainsi que manquer ». Cette mise en vis à vis par un écart dans le
Tao, a ensuite pris à mes yeux une complexité accrue dans le « Yi
Jing » le « Livre des
Mutations ». Un glissement subtil par l’intermédiaire d’un entre-deux m’y
est apparu comme la condition de possibilité des « transformations
silencieuses » telles que les évoque souvent François Jullien, entraînant bifurcations et renversements à
plus ou moins long terme.
D’autres images se conjuguaient
en moi, de manière vague en cette période. Une amie m’intéressa au mot hébreu
« emtsa » qui signifie « entre » et à la traduction qu’en
donne André Neher dans « Le puits
de l’exil » : « la diagonale du milieu », ce qui me
ramenait à l’échiquier et s’associait à la diagonale du fou ; la folie m’est alors apparue apte à fissurer
l’extrême rationnel, y faisant brèche nécessaire comme dans l’oxymore qui vient
démentir le sacrosaint principe de non contradiction dont se fonde la Raison en Occident. Dans l’oxymore, figure poétique majeure à mes
yeux, une sorte de conjonction disjonctive
produit un processus invisible
une sorte glissement qui ne peut se saisir et qui, dans une sorte de
hors lieu, tient lieu d’espace fuyant, par exemple quand on parle d’une
« joie triste ». De quelle alchimie tissée entre « joie »
et « triste » s’éprouve notre ressenti ? C’est sans doute
ce qu’a voulu exprimer le poète Deguy s’écriant lors d’un débat consacré en
1982 à la poésie de Paul Celan : « la liaison rompt », sans
pouvoir aller plus loin hors d’une
répétition jubilatoire de la formule et d’un
silence consécutif un peu sidéré.
Ce silence, produit par l’inattendu des mots est pour moi de la même imperceptible tessiture que ce « vide médian »-encore de
l’ «entre »- tel que l’évoque et le vit François Cheng que j’aime
méditer.
C’est un ami, qui, il y a une
quinzaine d’années, m’avait fait découvrir « La grande image n’a pas de forme »
et son auteur, François Jullien, que j’ai lu beaucoup alors, puis délaissé, et
que je retrouve maintenant avec bonheur dans ses derniers écrits, en
particulier « La seconde vie » ; je me réjouis de lire
bientôt : « Dé-coïncidence ; d’où viennent l’art et
l’existence ». Retrouvant sa pensée de l’ « entre », qui ne
cessait de tracer un sillon en moi, j’ai fait récemment une singulière
expérience : le mot m’est devenu image. François Jullien oppose le domaine
de l’Etre et celui de l’entre, montrant que l’absolu de l’un se dissout dans
les écarts suggérés par l’autre. C’est
alors que j’ai vu le mot « entre » comme une forme
iconographique : la lettre « n » enfonce un coin dans l’Etre.
Elle y dessine une sorte de pont levant qui oscille entre conjonction et
disjonction. Elle est le « crapaud » dans la perfection d’une pierre
précieuse, « le défaut qu’il faut ».
Dans « La seconde
vie », François Jullien éclaire, à l’aide de cet « entre »
le lien qui nous met en vis-à-vis d’un
autre. De ce que nous nous entretenons,
selon lui, un débordement fait exister l’Autre en nous. C’est là que je m’en
suis allée de mon côté : « Autre » me semblait reproduire
de la totalité comme dans ce que le discours lacanien peut contenir de
« phallogocentrisme » (j’emprunte le terme à Derrida). A mes yeux, de
ce que nous nous entretenons, se produit un ailleurs lézardant la présence,
l’ailleurs du non sens, le hors sens du nécessaire malentendu pour que de l’entente ait lieu. Pas de sens
obligatoire ; un autre sens crée une alternative, ressource dans
l’ailleurs, dissémination de la lettre. Est-ce un dehors, un a-topos en quoi
consiste le Réel au sens lacanien ? Un signe s’introduit e(n)tre et,
à bord d’impossible, peut outrepasser le corps et échancrer l’existence à l’infini ?
nc
Photo : détail d’un
empilement d’arbres à l’orée d’une forêt (Médoc)