Dès les premières pages du roman
d’Alice Zeniter « L’art de perdre », à la page 9 précisément, je me
suis trouvée émotionnellement happée par une réminiscence, une citation
émergeant soudain de son enfouissement. Alice Zeniter rappelle en effet cette phrase qui me fut oh
combien familière : « De temps en temps, la chèvre de M. Seguin
regardait les étoiles danser dans le ciel et elle se disait :
« Oh ! Pourvu que je tienne jusqu’à l’aube… ». L’auteure met ces
lignes en lien avec une usuelle
« pensée parasitaire et violente » récurrente : « Je ne
vais pas y arriver ».
Cela, en quelque sorte,
s’adressait à moi, parfois en ces termes même mais, le plus souvent, à bien y
réfléchir, sous une forme un peu différente : c’était plutôt : « pourvu
que j’y arrive »
Pourvu que j’arrive à quoi ?
Ce fut déjà à ne pas déplaire à mes parents ; puis à savoir leur
échapper ; à réussir mes examens, puis mes professions ; à savoir
aimer et, peut-être plus difficilement, être aimée ; à mettre et remettre
bien en vie, continûment, dans les secousses,
mes enfants ; à ne pas trop me disqualifier dans la quotidienneté « discipline de haut
niveau » selon l’auteure ; et, plus tard, maintenant, à savoir
vieillir, mourir autrement dit vivre.
« Pourvu que » est une
sorte de prière pouvant habiller une injonction intégrée en provenance du
surmoi, tel que le dépeignent (mais sans le dépeigner), Freud et Lacan parce que parfois, le « pourvu que » devient impérieux,
prenant une teinte de « il faut que ». Du moins c’est ainsi que je
l’ai assez souvent ressentie, cette injonction, longtemps avant de la voir
bifurquer, il y a quelque temps, au moment où s’est réalisé ce que François Jullien nomme « la seconde vie ».
Dans sa connotation surmoïque, il
y a lieu d’y résister un tant soit peu, de trouver des écarts. La lutte
politique s’y offre, et certaines périodes y ont été propices. En mai 1968, l’injonction était devenue paradoxale :
« pourvu que j’arrive à être libre » et « pourvu que je
parvienne à ne pas détruire », un temps de cahots parfois à la limite du
chaos. Je ne fréquentais pas encore précisément les écrits théoriques
philosophiques et psychanalytiques jusqu’à en faire chemin existentiel où
flâner en pensant et pansant. J’expérimentais plutôt, lisant assez superficiellement, parce que
rapidement, Reich, Marcuse, Groddek, m’en exaltant, créant mes espaces dans
d’intenses rencontres, réunions et stages divers où, à plusieurs, nous étions
persuadés de refaire le monde. Une part de moi pourtant ne parvenait pas à être
tout à fait impliquée. J’avais déjà cru refaire le monde en 1958, quand,
étudiante à Paris, je prenais, dans un cercle d’amis, fait et cause pour
l’indépendance algérienne en mangeant des sandwiches au jardin du Luxembourg.
Nous imaginions pouvoir contribuer à l’évolution politique ultérieure.
Illusion ! Et Alice Zeniter dit bien l’incohérence et les douleurs de
cette période en Kabylie entre autres. Tous nos « pourvu que »
avaient-ils été autre chose qu’une tentative d’exorcisation du malheur ?
Certes l’Algérie était devenue indépendante mais le monde qui s’y était
refait n’était pas celui de nos
espérances, même si la sortie de la colonisation était et reste un bienfait.
Il allait de nouveau se refaire
le monde, et pas selon nos vœux au- delà mai 1968. D’autre part, ainsi vécue, sous l’habit
d’une opposition, l’injonction pouvait s’infiltrer dans le mouvement même qui
voulait y résister.
Heureusement, il y avait, il y a toujours,
d’ailleurs, oui, d’ailleurs dans un double sens, la nature : ailes
palpitantes des papillons, chants d’oiseaux gourmands froissant les feuilles du
figuier et piquetant d’étoiles les fruits pourpres, solidité rassurante des
grands chênes, marches à se perdre en forêt, les cèpes pointant soudain,
parfois impertinemment hors saison, sans doute alors séduits par une danse du
ventre de la lune. Non loin, les plages océanes déployaient les espaces infinis
de la mer et du ciel entrelacés ;
l’eau écumante offrait ses vagues
à s’y jeter ou bien, porteuse, épousait
voluptueusement le corps étiré dans la nage.
Dans ce lien avec la nature, le
plaisir pouvait se reconquérir loin du « pousse à jouir » de la
consommation qui avait avalé les espoirs après mai 68. Mais déjà la nature
était prise dans le mouvement implacable du marché qui voulait donner aux
hommes l’illusion d’une absence d’entraves tout en les asservissant
étroitement. Et que dire du devenir de l’ « humaine nature », la
nature donc encore, dès lors que l’on en dessinait l’évolution vers
l’intelligence artificielle ? Il fallait s’entêter à chercher l’abri des
forêts, à y déceler l’infime et l’infini mêlés.
Je me rappelle, ayant rencontré
la psychanalyse dans les années 1970 1980 et ne l’ayant plus quittée depuis, avoir été saisie d’emblée par la mise
en garde de Lacan aux étudiants : « vous voulez un maître, vous
l’aurez ». (Mon saisissement s’est rappelé à moi ces jours-ci, au vu, à
l’écran, de l’embrassade quasi amoureuse entre Daniel Cohn Bendit et Emmanuel
Macron ; j’en reste encore interloquée et perplexe, souhaite que quelque
chose m’échappe, qui m’apparaîtra peut-être plus tard).
Aux quatre discours- qu’il avait
déjà théorisés en tant que vecteurs d’un lien social circulaire en lequel les
places du sujet, du maître, de l’objet, de la vérité, pouvaient s’inter
changer- Lacan en avait ajouté un
cinquième, lors d’une conférence à Milan en 1972, celui du capitalisme. Dans ce
cinquième discours, la place du sujet est occupée par l’individu, celle de la
vérité par le « Divin Marché ».
Il faudrait aujourd’hui nommer ce
discours « discours du libéralisme ». Lacan a sans doute pressenti
combien ce nouveau discours allait utiliser la technique, via les algorithmes et autres manipulations de
contrôle, d’emprise et de connexions pour faire de chacun de nous une cible
marchande. Ce discours prétend ouvrir un
accès à une jouissance qui se révèle mortifère, organisée par le « Divin
Marché » et la connotation sadienne n’est pas innocente ici, incitation à
la jouissance perverse sans aucun interdit, dans une démesure donc, que Bernard
Stiegler, travaillant sur la « disruption » qui caractérise notre
temps nomme l’hybris. Le sujet dans ce discours, est directement invité à
l’avidité constante, sans limite, d’un
jouir orchestré, qui vient le relancer sans fin, dans une insatiable quête.
Cercle infernal, dans lequel l’humain se trouve, sous la coupe de l’objet, pris
dans une addiction. Nous y sommes, nous
y sommes tous pris, c’est une évidence historique.
Ne sommes-nous plus que des pseudo sujets perversement agis par des pulsions ? Et qu’en est-il, dans ce cadre, de notre éventuelle addiction aux omnipotents réseaux sociaux avec une mise en scène de notre image qui peut faire prendre la reconnaissance recherchée-est-ce la bonne ou est-ce illusion ?-pour la vérité –dans le sens du « courage de la vérité », tel que l’entend Foucault, vérité intime que chacun porte en soi mais dont l’expression exige ce courage que les Grecs de l’Antiquité nommaient « parrhesia » ? Possible parrhesia sur les réseaux sociaux ? Difficile, sur ce point, de s’orienter tant il y a là de « pharmaka en jeu. Pharmaka aussi les conséquences du mouvement et des élans de mai 68.
Ne sommes-nous plus que des pseudo sujets perversement agis par des pulsions ? Et qu’en est-il, dans ce cadre, de notre éventuelle addiction aux omnipotents réseaux sociaux avec une mise en scène de notre image qui peut faire prendre la reconnaissance recherchée-est-ce la bonne ou est-ce illusion ?-pour la vérité –dans le sens du « courage de la vérité », tel que l’entend Foucault, vérité intime que chacun porte en soi mais dont l’expression exige ce courage que les Grecs de l’Antiquité nommaient « parrhesia » ? Possible parrhesia sur les réseaux sociaux ? Difficile, sur ce point, de s’orienter tant il y a là de « pharmaka en jeu. Pharmaka aussi les conséquences du mouvement et des élans de mai 68.
Un matin, alors que j’étais
absorbée dans la contemplation d’une fleur de cyclamen et comme confondue dans
sa teinte pourprée et dans les plis, déplis, replis de ses velours ourlés, ces
questions m’ont soudain ramenée à elles, ravivées par la lecture du substantiel
essai de Bernard Stiegler : « Dans la disruption. Comment ne pas
devenir fou », le sous-titre faisant immédiatement écho pour moi au
fabuleux : « Dites-nous comment survivre à notre folie » de
Kenzabouro Oé.
La fleur, en sa toute beauté,
m’avait ouvert une perspective de cycle se terminant, ouvrant peut-être
d’autres voies… : j’avais su soudain, sortant de ma contemplation, que mon
« pourvu que » s’était infléchi différemment, l’espoir et le désir
outrepassant désormais l’injonction : pourvu que les hommes cessent de se
détruire en détruisant la planète ! Notre terre, ma terre, son parfum sous
l’orage ! Je me trouvais tout à coup aux antipodes du « détruire
dit-elle » de Marguerite Duras qui m’avait tant fascinée, aux antipodes de
« l’interdit d’interdire » de mai 68 et autres slogans existentiels
qui avaient certes, alors, une légitimité, même relative. Mais je n’y étais
plus prise désormais.
Cette évolution, il est vrai, se
dessinait doucement depuis de nombreuses années déjà, accompagnée par Spinoza
qui me fut d’un grand secours quand je me sentais entraînée dans le maelstrom
de mes doutes. Je m’étais avec difficulté plongée dans son
« Ethique », m’étais aidée pour me guider dans une seconde lecture,
des approches de Gilles Deleuze et Robert Misrahi. Selon Spinoza, « l’effort
pour persévérer dans son être », s’il est primordial, est desservi par les
« passions tristes » qui sont à l’origine de la destruction. Ces
« passions tristes » fascinées par le chaos sont
« inadéquates » dans la mesure où, au lieu d’augmenter notre
« puissance d’agir », elles la diminuent. Elles sont pour l’esprit un
poison à l’instar de l’arsenic pour le corps selon l’exemple proposé par
Spinoza pour suggérer l’inadéquation.
Alors aujourd’hui, « pourvu
que j’y arrive… » m’oriente vers «… à garder le cap de ma liberté et
de ma vérité, en un mot de mes choix, dans le cadre métastable où je spirale et
qui m’est vital » ; autrement dit à
tendre vers l’improbable si ce n’est l’impossible…De sorte que, comme la tortue
de Tchouang Tseu, il m’arrive assez souvent de préférer les marais aux affaires
du monde. Mais impossible aussi de s’en dégager tout à fait de ce monde qui me
contient comme je le contiens. Pourtant, quand j’y pense, c’est dans le souhait
que les casses puissent être, autant qu’il est possible, donc au moins partiellement,
évitées ; ainsi qu’une folie justicière qui voudrait qu’aucune tête ne
dépasse, au nom de quoi on peut aller jusqu’à justifier les décapitations-
passées et à venir-.
Me reviennent ici ces lignes
d’italo Calvino dans « Les villes invisibles », que cite Bernard
Stiegler théorisant la
disruption : « L’enfer des vivants n’est pas chose à
venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous
habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons
de ne pas souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter
l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est
risquée et elle demande une attention, un apprentissage continuels :
chercher et savoir reconnaître qui et quoi au milieu de l’enfer, n’est pas
l’enfer ; et le faire durer, et lui faire place ». Qui et quoi ?
S’étaient immédiatement dessinés en moi au moment où je lisais ces lignes :
l’aimant, la fleur, l’art. Cet « avoir lieu » qui « n’est pas
l’enfer » Bernard Stiegler à qui j’emprunte une conclusion le considère
comme « les lieux de l’urbanité » où faire naître « les
miraculeuses relations d’admiration mutuelles ». J’y ajoute, --avant
d’aller revisiter, comme je le fais souvent, les fleurs des cyclamens à la
fenêtre- les émois que procure la nature, l’attention portée à ses créations
les plus infimes et la volupté de
pouvoir les goûter comme fruits pulpeux, en les partageant. Alors oui, pourvu
que les hommes comme la chevrette aux doux yeux étirés, continuent à
« [regarder] les étoiles danser dans le ciel » et persistent à se
dire: « pourvu que je tienne jusqu’à l’aube ! »
nc
Photo : Les fleurs de
l’hiver