Invitation à la joie, celle que
nous adresse Spinoza dans l’ « Ethique », et, plus
particulièrement, dans la cinquième partie intitulée « De la puissance de
l’entendement ou de la liberté de l’homme » !
Quelques
précisions sémantiques :
Dieu :
Par cette
appellation, incontournable au XVIIème
siècle, Spinoza désigne la Substance, comme il l’explicite clairement au début
de l’ « Ethique »
« J’entends par Dieu un être absolument infini c'est-à-dire une substance
constituée par une infinité d’attributs » (I Définition 3)
Au préalable (Déf.3) : « J’entends par substance, ce qui est en soi
et est conçu par soi » Il s’agit donc d’une essence, d’une essence qui
nous fonde si l’on considère l’étymologie de substance : substare ,
substans : ce qui se tient au-dessous, un socle . A partir, de là, toute
verticalité transcendante devient impossible ; attributs et modes
découlent de la substance comme en une concaténation horizontale. Nous sommes
des modes de cette substance dont nous ne pouvons connaître que deux
attributs : l’étendue (le corps) et la pensée (l’esprit).
En tant que modes, nous sommes
constitués du même tissu que la substance mais notre substance est finie alors
que la Substance est infinie. Nous en serions comme des prélèvements
provisoires. Ainsi Spinoza écrit (IV 4 démonstration) : « Donc, la puissance de l’homme, en tant
qu’elle s’explique par son essence actuelle est une partie de la
puissance infinie, c'est-à-dire de l’essence de Dieu ou de la Nature »
(« Deus sive Natura »).
Nous sommes donc de même nature que la substance mais selon un mode fini.
L’âme : Pour désigner la part
spirituelle de l’homme, Spinoza n’utilise pas le mot « anima »,
l’âme, que l’on rencontre dans la plupart des traductions mais le mot
« mens ». L’on rencontre le mot « anima » (III 57 Sc.) pour
désigner « l’idée ou l’âme de l’individu », c'est-à-dire plutôt son
aspect concret, sa personnalité, l’essence affective ou intellectuelle de
chacun et non une substance spirituelle autonome, qui, lorsqu’elle s’incarne,
est désignée comme « l’Esprit humain » (II 11).
La
raison : Rien
de cartésien dans ce que Spinoza nomme la raison ; il s’agit pour lui d’une capacité à évaluer ce qui articule les
choses entre elles, leur rapport, aussi bien entre elles qu’avec nous-mêmes et
d’observer comment ces interrelations favorisent ou non notre puissance d’agir.
Donc, lire
l’ « Ethique », c’est se rappeler que « Dieu » n’est
pas Dieu mais plutôt une sorte de métaphore représentant la Substance,
que « l’âme » désigne l’esprit et que la raison est la prise en
compte des liens entre les choses comme entre les choses et nous.
« Parvenir
à la liberté ou à la voie y conduisant »
Dès la préface de la cinquième
partie de l’ « Ethique », « De la puissance de l’entendement
ou de la liberté de l’Homme », Spinoza annonce qu’il existe des moyens de
se détourner des affections mauvaises et donc de se libérer de leur servitude ;
« Une affection n’est mauvaise ou
nuisible qu’en tant qu’elle empêche
l’Ame de penser » (V 9 Démonstration). Il s’agit donc de lutter contre
les « passions tristes », la haine en particulier car elles entravent
notre puissance d’agir et il y a lieu de favoriser par contre les
« passions joyeuses », l’amour en particulier. C’est dans le scolie
de la proposition XX qu’il dessine un chemin dans cette direction :
« J’ai
réuni dans les propositions précédentes tous les remèdes aux affections (affections nuisibles), c'est-à-dire tout ce que l’Ame, considérée
en elle seule, peut contre elles ; il apparaît par là que la puissance de
l’Ame sur les affections consiste 1° dans la connaissance même des
affections (je souligne) […]2° en ce
qu’elle sépare les affections de la pensée d’une cause extérieure que
nous imaginons confusément […]3°dans le temps grâce auquel les affections
se rapportant à des choses que nous connaissons surmontent celles qui se
rapportent à des choses dont nous avons une idée confuse ou mutilée […]4°dans
le grand nombre des causes par lesquelles les affections se rapportant aux
propriétés communes ou à Dieu sont alimentées[…]5° dans l’ordre enfin où l’’Ame
peut ordonner ou enchaîner entre elles les affections[…]
Si l’on reprend, on voit que le
premier point a un lien direct avec la liberté, celle qui est possible, car, de
façon générale, l’homme, pour Spinoza, n’est pas libre : «Les hommes se croient libres pour cette
seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions mais ignorants des causes
qui les déterminent » (III 2). C’est donc l’ignorance qui crée la
servitude et seule une connaissance des conditionnements pourrait ouvrir
l’accès à une liberté. Autrement dit, il faudrait que l’homme tente de connaître, ce
qui, de lui-même, lui échappe. On pense, bien sûr à l’inconscient et l’on
s’étonne dès lors des réserves de Freud à l’égard de Spinoza : «J’avoue volontiers ma dépendance à l’égard
des enseignements de Spinoza. Si je n’ai jamais pris la peine de citer
directement son nom, c’est que je n’ai pas tiré mes présupposés de l’étude de
cet auteur mais de l’atmosphère créée par lui. Et parce que je n’avais rien à
faire d’une légitimation philosophique. » Et l’on s’étonne encore de
l’évitement de Lacan (voir sur ce blog « Quand Lacan invite et évite
Spinoza »). Serait-ce parce la théorie psychanalytique dédaignerait le
corps alors que le spinozisme est tout entier une réhabilitation argumentée du
corps dans sa corrélation avec l’esprit : « L’objet de l’idée constituant l’esprit humain est le Corps,
c'est-à-dire un certain mode de l’Etendue en acte et rien d’autre »
(II 13) En quelque sorte, l’esprit pour Spinoza, c’est la pensée du corps, le
corps pensé et, selon lui, la connaissance des causes déterminantes qui
affectent ce corps/esprit devient passion joyeuse : « Qui donc travaille à gouverner ses affections
et ses appétits par amour de la Liberté, il s’efforcera autant qu’il peut de
connaître les vertus et leurs causes et de se donner la plénitude
d’épanouissement qui naît de leur connaissance vraie » (V 10 Scolie). Donc,
la connaissance est aussi un affect, un affect joyeux.
Les points suivants découlent du
premier : le second insiste sur un travail nécessaire de dissociation de
l’affection nuisible et de sa cause ce qui permettra le surgissement d’autres
causes et de nouvelles associations. On pense là encore au travail dans la
psychanalyse. On pense aussi à des événements sociaux par exemple quand
après le massacre du Bataclan Antoine Leiris s’écrie dans une lettre publiée
sur Facebook : « Vendredi soir vous avez volé la
vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère
de mon fils, mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je
ne veux pas le savoir,
vous êtes des âmes mortes. ». « Vous
n’aurez pas ma haine »
l’affect négatif est rejeté sitôt
que ressenti pour faire place à des causes nouvelles de résistance, à d’autres
moyens que la haine pour « persévérer dans son être ».
Le troisième point met en relief le rôle du temps et de la répétition qui
fondent l’expérience. Le quatrième propose une diversification de la vie affective
et le cinquième une modification de l’enchaînement de nos idées : on peut
envisager, par exemple, lors d’un conflit, le remplacement d’un affect immédiat
de revanche par la recherche d’un moyen de désamorçage.
Cette « connaissance
vraie » est celle du second genre qui s’appuie sur la raison. Il y a en
effet trois façons de connaître selon Spinoza : la première est empirique,
elle se fonde sur les perceptions avec le risque du flou et de l’illusion, la
seconde, efficace dans l’approche de nos affects, celle que nous propose ici
Spinoza, utilise la raison, c'est-à-dire l’évaluation de toutes les
compositions en lesquelles consiste la réalité. Trouvant grâce à elle l’utile
pour soi, nous le chercherons aussi pour les autres : « C’est lorsque chaque homme cherche avant
tout l’utile qui est sien, que les hommes sont le plus utiles les uns aux
autres » (IV 35 Corollaire 2). Donc c’est grâce à la recherche de ce qui augmente notre
puissance d’agir que nous pouvons ressentir la satisfaction d’une liberté dans
une démocratie telle que la décrit le « Traité
théologico-politique ». Un tel régime ne peut fonctionner tant que les
hommes sont mus par les passions tristes ainsi que nous pouvons quotidiennement
le constater.
La troisième façon de connaître
est une science intuitive et c’est elle qui nous achemine vers cette joie
ultime, béatitude à laquelle invite la conclusion de
l’ « Ethique ».
Vers
la Joie grâce à la connaissance intuitive
La connaissance du troisième
genre est le prolongement de la connaissance rationnelle. Grâce à elle, nous
saisissons le lien qui unit le fini à l’infini, la substance de notre
corps/esprit à la Substance.
« Plus haut chacun s’élève dans ce genre de connaissance, mieux il est conscient de lui-même et de
Dieu, c'est-à-dire plus il est parfait et possède la béatitude » (V 31
scolie). Cette saisie intuitive nous procure la plus grande joie parce qu’elle
nous fait rentrer en résonnance avec l’univers tout entier.
J’y retrouve des échos de la
« mystique diurne » selon Robert Musil, (cf. sur ce blog « Ce
qui ne s’intitulera pas Marasme » ; 2016), ainsi que du « sentiment océanique selon
Romain Rolland (cf. « Sentiment océanique et écologie profonde » ;
2014)
Le Dieu de Spinoza, cause de soi,
est aussi amour de soi et des hommes : « L’amour intellectuel de l’Ame envers Dieu est l’amour même duquel Dieu
s’aime lui-même non en tant qu’il est infini mais en tant qu’il peut
s’expliquer par l’essence de l’Ame humaine comme ayant une sorte
d’éternité : c'est-à-dire l’Amour intellectuel de l’âme envers Dieu est
une partie de l’Amour infini duquel Dieu s’aime lui-même ». Il y a là
comme un effet de miroir entre la Substance infinie et notre substance finie.
La Substance ne nous est pas hostile puisque nous lui appartenons ;
on peut donc évoquer un « amour intellectuel » réciproque. Notre
essence spirituelle nous fait dès lors pressentir notre éternité : « Tout ce que l’âme connaît comme ayant une
sorte d’éternité, elle le connaît non parce qu’elle conçoit l’existence
actuelle présente du Corps mais parce qu’elle conçoit l’essence du corps avec
une sorte d’éternité » (V 29). C’est dire que l’esprit se ressent
comme éternel en tant qu’existant hors du temps et de l’espace.
L’ « Ethique »
montre ainsi comment la connaissance rationnelle aboutit, par la saisie
intuitive qu’elle favorise, à la
béatitude d’un rapport entre notre substance, notre cosmos intime et le cosmos
tout entier. On peut parler d’une mystique ni religieuse ni transcendante au
sens métaphysique, mais immanente et si transcendance il y a, c’est au cœur de
l’immanence.
Et Spinoza va très loin dans son
approche de l’éternité qu’il dissocie nettement de l’immortalité. L’éternité
désigne l’existence de l’esprit perçue
hors du temps et de l’espace. D’où Spinoza déduit que « L’esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps,
mais il en subsiste quelque chose qui est éternel. » (V 23). Comment ne pas penser à la distinction faite
par Averroès entre « intellect séparé » (extérieur) et
« intellect matériel » (incarné), (Cf. sur ce blog « La lecture,
vide et images de l’espace potentiel » ; 2017). Spinoza précise que
c’est la part active, celle de l’entendement, qui subsiste tandis que périt la
part passive : « La partie
éternelle de l’âme est l’entendement, seule partie par laquelle nous soyons
dits actifs » (V 40)
Pour ma part, je m’écarte quelque
peu de cette logique expliquant l’éternité qu’il nous est donné de ressentir
intuitivement. Je pense que la pure
logique est démentie ou tout au moins amendée par le terme même d’intuition. La
saisie intuitive (connaissance du troisième genre) qui mène à la joie ultime ne
peut se limiter à une pure conséquence de l’entendement (connaissance du second
genre). Le réel échappe en partie à la raison logique ainsi que le démontrent
les recherches de la physique quantique, en particulier tout ce qui concerne la
synchronicité, que Spinoza a pourtant pressentie dans la corrélation qu’il
établit entre l’âme et le corps et c’est cette corrélation qui m’a fait
l’aimer. C’est la même corrélation que je ressens dans l’élan qui sourd de nos nappes
phréatiques les plus profondes et se dilate en une expansion en lien avec le
cosmos. J’y vois l’esquisse d’une
approche mystique sauvage telle que la constatent et
ressentent certains anthropologues comme Eduardo Kohn (cf. sur ce blog « La
pensée sylvestre » ; 2017). Cette
approche est à l’image de celle des
Chamans, Soufis, Yogis et autres Sages. Cet élan n’éloigne pas de la vie réelle
mais y ramène et c’est pourquoi je vois dans la phénoménologie un prolongement
du Spinozisme, en particulier dans les écrits de Merleau- Ponty concernant la perception.
C’est le don de cette joie que
nous fait Spinoza quand il corrèle d’une part le corps à l’esprit et d’autre
part notre substance incarnée à la Substance cosmique. C’est, à mes yeux, la
plus extraordinaire pépite à extraire de son œuvre, un talisman pour ne pas
rester l’otage du seul contexte sociopolitique et économique dans lequel nous
avons certes à nous engager mais dont nous pouvons aussi nous dégager en toute ré-jouissance, au plus haut degré de
la joie selon Spinoza, ce qui déploie à l’infini une jubilation existentielle
Pour terminer, je rappellerai que
j’aime Spinoza : j’ai reçu beaucoup de sa pensée en tant qu’elle
réhabilite le corps en en faisant le réceptacle des perceptions et affects, en
le corrélant à l’esprit, en le représentant comme le lieu où peut s’inscrire la
Joie d’une union avec la Substance, l’univers tel qu’il s’inscrit en tous les
modes, la fleur, l’oiseau, l’eau, le ciel etc.
J’aime aussi l’homme tel qu’il a
été, fidèle à lui-même, à travers plusieurs expériences. Ne peut-on parler de
fidélité à l’égard d’une image de l’amour dans le choix de la solitude puisque
la femme aimée refusa de l’épouser, sans doute pour des raisons religieuses ? Maria
Clara Van Eden était la fille du maître spirituel de Spinoza, Van den Enden, philosophe qui avait fondé une école réputée scandaleuse et libertine,
favorable à l’amour libre. Spinoza avait
fréquenté des prostituées, ce qui l’avait laissé insatisfait. Amoureux de Maria
Clara, il avait souhaité qu’elle partage sa vie mais elle était fervente
catholique et lui avait préféré un étudiant calviniste allemand qui s’était
converti au catholicisme pour la conquérir. La religion déjà faisait donc déjà obstacle à Spinoza. Ces
précisions, Frédéric Lenoir (« Le miracle Spinoza »), les tient de la
biographie de Spinoza publiée en 1706 par Jean Colérus. Par aileurs, Bernard
Pautrat, auteur de « Spinoza et l’amour » en 2011, pense que Spinoza
évoque cette profonde blessure intime quand il parle de l’amour en tant
que « maladie mortelle » dans le « Traité de l’amendement de
l’intellect » et que c’est cette expérience qui a fondé
l’ « Ethique ».
Fidèle, Spinoza le fut aussi, on
le sait, à ses convictions profondes qui ne pouvaient être reçues par son
entourage et lui valurent ce « herem » violent prononcé contre lui
par la communauté juive et un rejet de la part des autres religions.
C’est ce contexte, peut-être, qui
le fit quitter Amsterdam pour Rijnsburg puis La Haye.
Modeste, Spinoza n’a jamais
accepté que le minimum de l’argent qui lui était proposé ; il a préféré
rester libre et donc continuer à vivre du polissage des lentilles dont la
poussière pourtant déclencha sa tuberculose. Il
possédait simplement deux pièces
louées, une chambre et un bureau, juste le nécessaire pour continuer à penser en
pratiquant et travaillant cette « Ethique » qui, il le savait, ne
pourrait être publiée de son vivant.
La conclusion de cette œuvre
m’émeut toujours : « Le Sage
[…] ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine
nécessité éternelle, conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et
possède le vrai contentement. Si la voie que j’ai montré qui y conduit, paraît
extrêmement ardue, encore peut-on y
entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment
serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait
parvenir sans grand peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout
ce qui est beau est difficile autant que rare. »
Pour autant, la vie de Spinoza ne
fut pas une ascèse : il récusait l’ascétisme incompatible avec la joie. Sa
façon simple de vivre s’alliait à de joyeux compagnonnages et à des échanges
intellectuels et amicaux comme en témoigne sa correspondance. Il était amoureux
de la vie et c’est pourquoi l’ « Ethique » invite à la Joie.
Cette gourmandise de vivre est ce que tente d’évoquer sous forme
romanesque « Le clan Spinoza »
de Maxime Rovère.
Ce que j’en retire de plus
personnel et heureux, ouvrant à la vie bonne c’est cette réhabilitation du
corps qui m’a fait saisir plus précisément ce que je ne ressentais jusque là
que de façon vague et troublante : l’union de ma chair avec la chair du
monde. Ainsi suis-je aussi née de lui. Et je perçois son héritage, aussi bien
dans l’approche phénoménologique de la perception que dans l’avancée de la
physique quantique en ce qu’elle concerne la synchronicité déjà approchée par C.G. Yung dans sa
collaboration avec le physicien W. Pauli et dont les phénomènes d’intrication sont
un aspect démontré et toujours minutieusement observé en particulier, dans
notre actualité, par le physicien Alain Aspect.
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