Rendre l’invisible
visible, c’est ce qu’a tenté Malevitch dans
sa période de travail sur les carrés. Dans le « carré blanc sur
fond blanc » il joue sur l’écart matière et spiritualité, cadre et
volatilité. Il a, dit-il, débouché dans le blanc après avoir déchiré la
doublure bleue du ciel. Il cherche à incarner l’espace dans le regardeur en
dépassant les frontières.
Il tourne alors le
dos à une période de peinture figurative et son « carré blanc » produit une impression aérienne ; le
blanc, pas si blanc a un éclat un peu bleuté et une nuance moirée produit un
effet vertigineux d’apesanteur; il y a mêlé du sable et de la sciure d’où
un grain singulier. Le carré a une direction oblique, inclinée en haut à droite
vers le cadre bordant le tableau, une forme en mouvement. Le fond n’est pas non
plus tout à fait blanc : il s’y
mêle une touche un peu ocrée voire rosée dont le grain paraît capturer, transformer la
lumière. Les traits ouvrent à une lecture concrète mais une orientation
contemplative domine dans la façon dont le regard, là, se perd. Cet entre-deux matière /infini disparaît de ses tableaux
ultérieurs redevenus figuratifs. La forme a absorbé le cosmique. La limite
est-elle venue des contraintes du contexte politique ou d’un dépassement impossible ?
Cette question concerne l’art en
général, peut-être un peu moins la musique mais à coup sûr l’écriture que le
langage contient, contraint, sauf, sans doute, en ce qui concerne la poésie et
les jeux verbaux et imaginaires ainsi que les hors sens extatiques qu’elle
autorise. Mais jusqu’où ? Comment créer un hors langage avec le
langage sauf à y prendre le risque auquel Rimbaud, un temps, et Artaud,
entre autres, comme Michaux ou Bataille, se sont affrontés ? Il est ici
question de la jouissance en tant qu’en ses excès elle limite, voire consume le
plaisir ; mais n’est-ce pas à vivre ainsi qu’invite
Zarathoustra: « Il te faudra te consumer à ta propre flamme ;
comment naîtrais-tu de nouveau si tu ne t’étais d’abord
consumé ? » Le risque pris est celui de rester à jamais perdu dans le
brasier duquel pourtant jaillit l’occasion d’un renaître. De là peuvent être
ramenées des trouvailles comme les analyses érotico poétiques de Bataille ou un
roman fascinant comme « Le Ravissement de Lol V Stein » de Marguerite
Duras.
Cette jouissance, donc, comme dans la
passion amoureuse, peut être l’occasion d’une rencontre non sans brisure,
plutôt une « encontre » de l’Autre, loin de l’émiettement qu’en a
théorisé Lacan affirmant que « l’Autre n’existe pas ». Mais quel
Autre n’existe donc pas ? Pourquoi
révoquer l’Autre de l’Autre, une jouissance
qui serait l’Autre de l’Autre du signifiant, son Ailleurs impliquant du
féminin, son Altérité, son ex-tase (ex stare, se tenir hors de ; même
étymologie qu’exister, ex sistere). Peut-on la récuser d’un trait, celui du
grand Autre barré, loin des élans d’une spiritualité qui ne serait ni
religieuse, ni psychotique- question sur laquelle la pensée lacanienne est
restée en arrêt- une spiritualité qui
rejoint l’animisme évoqué et éprouvé par des cultures natives ou par des
anthropologues choisissant, comme Eduardo Kohn, de la traverser ?
Difficile d’accepter cette affirmation théorique catégorique jetant un
discrédit sur des expériences qui se déploient phénoménologiquement en
direction de la multiplicité des formes du cosmos, cette spiritualité que
Malevitch aurait voulu, peignant le
« carré blanc » tenir ensemble avec son matériau, ce qu’il réussit à
cette occasion qui ne se renouvellera pas.
Kupka, propose, à mes yeux, une expérience à
la fois proche et différente de celle de Malevitch. Né en Bohême en 1871, mort
en 1957 à Paris, il a été tout d’abord apprenti sellier et initié par son
employeur au spiritisme, s’est intéressé alors à Paracelse et Böhme. Il s’est
dirigé ensuite vers le musée des Beaux-arts de Prague pour apprendre la
peinture tout en gagnant sa vie comme médium. En 1910, il quitte la peinture
figurative mais refuse que l’on parle d’abstraction en ce qui le concerne. Selon
lui, la peinture est concrète jusque dans sa tentative de créer de l’invisible,
de l’intangible et l’on sent bien là que ses toutes premières approches de l’occultisme
(recherche d’un accès à ce qui est occulte, caché), continuent à jouer un rôle
concernant même les périodes où, épris de savoir, il s’est intéressé davantage
aux sciences. Dans ses tableaux, une spiritualité se dégage de la forme, dessinant
un lieu de l’Autre.
Ce lieu, il est possible à chacun de
l’expérimenter quand, dans la banalité de ses agencements quotidiens, il peut
créer cet écart et, dans la plus grande
proximité, - peut-être d’autant plus qu’elle est importante- introduire l’Autre, celui d’une altérité, une
étrangeté, qui n’est pas toujours celle des bords de précipice ou des affres de
la passion : il y a des lieux de
l’Autre, des jouissances.
C’est le tableau de Kupka « Les
touches de piano ou le lac » qui m’a, entre autres, ouverte à cette
évidence. Quoi de plus banal qu’une scène de piano bar, mais quoi de plus
étrange, étranger, que les touches de piano descendant verticalement vers un
plan d’eau où se trouve une barque pleine de silhouettes colorées tandis que
d’autres flânent sur les berges sous les arbres. Vision cosmique, me suis-je
dit, et encore plus devant son « Printemps cosmique » tourbillonnant
où la nature est évoquée tout en
vibrations, pulsions, pulsations, couleurs, courbes fantasques. Même quand il
géométrise davantage et peut-être d’ailleurs pour cette raison, son
« Etude pour équation des bleus en mouvement », semble palpiter du
même vibrato interne et je suis toujours en admiration devant toutes ses études
de « Deux bleus » surtout celle où deux rectangles bleus, comme posés
sur une de leur pointe, se rapprochant du losange, semblent, sur un fond noir,
ocré et blanc, sortir du cadre et entrer en danse, en transe. C’est là que je
pense le plus au carré blanc de Malevitch et me rappelle ce qu’écrit Jiri
Machalicky, commissaire du Musée Kampa à Prague. "Kupka
s'appuie à la fois sur la saisie des formes de la nature, la méditation sur les
rapports entre les corps célestes, la segmentation géométrique de l'espace, le
spiritisme et l'inspiration musicale"
L’expérience des écrivains et des
peintres, en particulier Kupka, m’est confirmation de ce qu’une jouissance - rencontre
et encontre de l’Autre, celui de l’Ailleurs- peut lézarder les apparences, conventions
et autres conforts de nos existences en y faisant surgir, ne serait-ce que ponctuellement,
l’incommensurable et l’infini. L’inouï, qui est d’ailleurs aussi celui de
l’inconscient tel qu’il se manifeste dans la structure même de notre corps,
peut, de façon effective, par écart nous saisissant en nous dessaisissant, ébrécher
nos agencements jusque là rassurants. Et
alors, non sans violence, la beauté surgit comme dans les tableaux de Malevitch
et Kupka, où un regard singulier, se détachant de ces formes banales,
quotidiennes, que sont carrés, rectangles, lignes, en fait création de
l’Ailleurs. Bien sûr plus prosaïquement,
mais dans un mouvement analogue, il n’est que l’écart, le pas de côté,
l’ouverture, pour susciter dans nos choix, dans nos inventions et dans nos
liens les plus proches, l’effraction de la plus grande Altérité. La même sorte
d’écart peut faire surgir- autre forme de brisure de nos clôtures- ce qui
paraît le plus lointain, le plus inconnu,
se rapprochant soudain comme quand, dans l’œuvre de Baricco « Novecento
pianiste », Novecento, qui n’a jamais
quitté les planches du bateau sur lequel il est né et vit, évoque avec la plus
grande acuité poétique un monde qu’il ne connaît pas, qui lui est resté
invisible : « Chaque jour, il ajoutait un petit quelque
chose à cette carte immense qui se dessinait peu à peu dans sa tête, une
immense carte, la carte du monde, du monde tout entier, d'un bout jusqu'à
l'autre. [...] Et ensuite il voyageait dessus, comme un dieu, pendant que ses
doigts se promenaient sur les touches en caressant les courbes d'un
ragtime » : écart altérant le plus proche ou rapprochant le plus
lointain : bouleversante existence de l’Autre en l’Ailleurs.
nc