Une forêt, songe et réalité à la
fois, deux voyageurs, à l’unisson et séparés en même temps, deux en un et un en
deux ; ce qu’ils ont en commun les désunit et ce qu’ils ne sont pas les
unit. Aucun des deux ne progresserait sans l’autre dont il ne veut pourtant
rien savoir. Un topos, la forêt, lieu délimité qui est aussi l’univers ;
un jour qui est tous les jours et puis un automne qui est un toujours avec ses
crissements de feuilles froissées, et les élancements incertains du vent :
Je ne résiste pas au plaisir de transcrire ici ce texte que je lis comme
héraclitéen en ce qu’il unit les contraires, accouple les ambiguïtés, défait en
les joignant, les éléments paradoxaux, dans une écriture d’une beauté fluide,
enchantée et désenchantée comme un automne, désenchantement qui est celui de
Pessoa et que le mot « tragédie » exprime dans les dernières lignes.
Pessoa envoûté est-il prisonnier de ce songe au point de ne plus en percevoir
le dehors ?
Quoi
qu’il en soit, pour moi, lectrice et femme occupée autant de « vie
matérielle » que de « vie de l’esprit », il ne s’agit pas dans
ce lignes, de tragédie mais de liberté et c’est pur enchantement d’écouter
cette pensée oxymorique qui achève tous les absolus, tous les idéaux, toutes
les contagions de « moraline », dans l’indécision, dans
l’inconnaissance d’un chemin, d’un voyage en lequel peut s’inscrire, à tous les
instants, qui sont un et multiples, le devenir en la compagnie d’un « autre »,
semblable et étranger, réel et fictif. Et cette pensée s’écoute dans une musique
de feuilles
doucement« crépitantes » sur un sol que l’on entend
« bruire », feuilles qui
composent avec le vent une « rumeur » et avec les pas un
« bruissement » allant se répétant, se faisant à soi-même écho,
« bruit vague » et dont l’on devient « écouteurs anonymes »,
dans les feuilles tombées et qui tombent… tombent en « chuchotis » du
silence « bruissant ».
nc
Dans la
forêt du songe
« Nous marchions, unis et
séparés, entre les brusques détours de la forêt. Nos pas, étrangers à
nous-mêmes, avançaient unis parce qu’à l’unisson, dans la douceur crépitante
des feuilles, qui jonchaient, jaunes et un peu vertes, l’irrégularité du sol.
Mais ils marchaient aussi séparés parce que nous étions deux pensées, et qu’il
n’y avait rien de commun entre nous sauf ce que nous n’étions pas et qui
foulait à l’unisson ce même sol que l’on entendait bruire.
C’était déjà le début de
l’automne, et, outre les feuilles que nous foulions, nous entendions tomber
continuellement, accompagnées par le vent brusque, d’autres feuilles, ou
rumeurs de feuilles, partout où nous allions ou étions allés. Il n’y avait
d’autre paysage que la forêt qui les voilait tous. Elle suffisait, pourtant,
comme lieu et comme endroit à ceux qui, comme nous, n’avions que ce cheminement
à l’unisson et divers sur le sol blême. C’était- je crois- la fin d’un jour, ou
d’un jour quelconque, ou de tous les jours, lors d’un automne tous les automnes,
dans cette forêt symbolique et vraie.
Quelles demeures, quels devoirs,
quels amours avions nous abandonnés-nous-mêmes n’aurions su le dire. Nous
n’étions, à ce moment, que des voyageurs cheminant entre ce que nous avions
oublié et que nous ignorions, des chevaliers à pied d’un idéal abandonné. Mais
là, comme dans le bruissement constant des feuilles foulées aux pieds, et dans
le son toujours brusque du vent indécis, était la raison d’être de notre aller,
ou de notre retour, car, ne connaissant pas le chemin ni le pourquoi de ce
chemin, nous ne savions pas si nous partions, si nous arrivions. Et toujours,
autour de nous, sans lieu connu ou chute audible, le bruissement des feuilles
qui s’entassaient endormait de tristesse la forêt.
Aucun de nous ne voulait savoir
de l’autre, cependant aucun de nous n’aurait continué sans lui. Nous nous
tenions compagnie dans une sorte de sommeil que chacun de nous ressentait. Le
bruit de nos pas à l’unisson permettait à chacun de penser sans l’autre, tandis
que des pas solitaires nous auraient réveillés. La forêt était toute de fausses
clairières, comme si elle était fausse ou se terminait, mais la fausseté, elle,
n’avait pas de fin et la forêt non plus. Nos pas à l’unisson continuaient
d’avancer, et autour de ce que nous entendions, des feuilles que nous foulions,
il y avait un bruit vague de feuilles qui tombent, dans la forêt devenue tout,
dans la forêt égale à l’univers.
Qui étions-nous ?
Etions-nous deux ou deux formes d’un seul ? Nous ne le savions pas et ne
nous posions pas la question. Un vague soleil devait exister, car dans la
forêt, il ne faisait pas nuit. Un vague but devait exister car nous cheminions.
Un monde quelconque devait exister, car il existait une forêt. Nous toutefois,
étions étrangers à tout ce qui était ou aurait pu être, voyageurs interminables
cheminant à l’unisson sur des feuilles mortes, écouteurs anonymes et
impossibles de feuilles qui tombent. Rien d’autre. Un chuchotis tantôt brusque
tantôt délicat, du vent incognito, un murmure, un vestige, un doute, une
intention abandonnée, une illusion n’ayant même jamais existé- la forêt, les
deux voyageurs et moi, moi qui ne sais lequel des deux j’étais ou si j’étais
les deux, ou aucun et ai assisté, sans en voir la fin, à cette tragédie dans
laquelle il n’y aurait jamais plus que l’automne et la forêt, et le vent,
toujours brusque et indécis, et, toujours, les feuilles tombées ou qui tombent.
Et toujours, comme s’il y eût là dehors un soleil et un jour, on voyait
distinctement, sans aucune raison décelable dans le silence bruissant de la
forêt »
Fernando Pessoa « Livre(s) de l’inquiétude »