Cette image m’a accompagnée
dans l’écriture/lecture comme une prise
de lumière.
Elle est l’œuvre de Thami BENKIRANE qui a ajouté une photo à l’album « Nature Maure » 25 avril 17h.08 :
« Nature maure au panier fleuri »
P1170426: Panier fleuri à l'abandon dans un ksar en ruine, environs de
Tinejdad, avril 2019.
On peut accéder sur Facebook aux réalisations
de cet artiste dont les créations variées, vivantes et poétiques jouent avec de
multiples ressources d’ombres/lumières et des effets de
discontinuité/impermanence
De
« l’intellect d’amour »
En avril 2017, il y a donc deux ans, écrivant
le texte « La lecture, vide et images de l’espace potentiel», j’avais
rencontré, en cours d’écriture, le livre de Jean- Baptiste
Brenet : « Je fantasme. Averroès et l’espace potentiel » et
mon écriture en avait porté la marque.
Un quasi oubli- ou une mise en
veille-, s’était étendu ensuite sur la pensée d’Averroès que je reliais alors
en quelques points à celle de Musil.
Et voici que cette pensée dont Jean
Baptiste Brenet se faisait à nouveau, pour moi, le passeur m’a rejointe un
dimanche matin alors que j’écoutais sur France Culture l’émission
« Culture d’Islam ». J’en suis restée saisie, d’autant plus que la
question du fantasme était là déployée plus amplement et précisément.
L’auteur évoquait un livret écrit
avec Giorgio Agamben : « Intellect d’amour ». Ce livret à
deux voix était le fruit d’un colloque : « Dante et
l’averroïsme » tenu au Collège de France en mai 2015.
M’étant procuré « Intellect
d’amour », je m’y suis plongée et replongée à trois reprises, enchantée
d’y retrouver la pensée averroïste de la connaissance en tant qu’elle est le fruit
du fantasme amoureux qui en est le moteur et s’y consume au terme d’un trajet.
Les deux philosophes s’appuient à la
fois sur Averroès et sur un poète italien Guido Cavalcanti, « premier ami »
de Dante, selon ce dernier dans la « Vita Nueva ».
Dans le L.II du « Canzionere »,
Dante adresse à son ami un poème :
« Oh Guido, je voudrais que
toi, Lapo et moi
Nous soyons pris par quelque
enchantement
Et mis dans la même barque […]
Et que dame Vana et dame Lagia
Soient mises avec nous par le bon
enchanteur
Et là toujours discourir
d’amour » (Google « Dante et
les épicuriens de Florence)
Les deux amis appartiennent à une
confrérie « Les fidèles d’amour » et s’inspirent des troubadours pour
écrire dans un « dolce stil nuovo »
Dans le poème « Donna me
prega » (Une femme me prie »), auxquels Giorgio Agamben dans
« Intellect d’amour » qui donne son titre à l’essai et Jean
Baptiste Bernet dans « L’image abolie désirée », consacrent leur
approche à deux voix, Cavalcanti répond aux huit questions que pose la donna.
L’averroïsme qui baigne les « fidèles d’amour » est désormais
incontesté, et Cavalcanti se réfère à Averroès en plusieurs occurrences. L’une
d’elle retient en particulier l’attention dans « Donna mi
prega » : « L’amour vient
d’une forme visible qui, devenue intelligible, s’imprime (prend place) dans
l’intellect possible en tant que sujet de telles formes »
« nell'intelletto possibile come materia (subietto) di siffatte forL’intellect
possible » ou matériel, ou potentiel est une des formes de pensées
envisagée par Averroès. C’en est une forme si essentielle que c’est sur lui principalement
que porte « Intellect d’amour ». D’autant plus que, comme on vient de
le voir et comme le précise Agamben , « l’invention géniale de
Cavalcanti, de Dante et des autres poètes d’amour, est de situer sans réserve
l’amour dans l’intellect possible, c'est-à-dire de ne pas séparer la sensibilité de l’intelligence mais d’en faire le
moteur, par l’intermédiaire du fantasme ainsi que le montre, avec Averroès,
Jean Baptiste Brenet . Comme le dit la chanson de Cavalcanti, et pour une
fois clairement, le « possible intelleto » est le sujet -ou le quasi
sujet (come in subieto)-le « loco » et la « dimoranza » (la
« mansio » de la « veduta forma » (la forme vue, c’est moi
qui traduis) qui produit l’amour. »
L’essentiel apparaît ici ;
l’amour n’est pas séparé de l’intellect mais il s’y conjoint à travers la forme
vue, puis imaginée, l’imagination produisant le fantasme.
Mais l’intellect possible tend vers
une autre forme : « l’intellect séparé » ou
« intellect agent ».
Dans ce livret à deux voix, Jean-
Baptiste Brenet précise, parlant d’Averroès inspiré par Alexandre
d’Aphrodise que « toute chose se rapporte à [l’intellect agent], ce
premier moteur ainsi que l’amant à l’aimé »
L’intellect agent est distinct de l’intellect potentiel dans l’averroïsme. Il
le surplombe et en est la fin. Cet intellect est séparé de l’homme, agent
toutefois en ce que l’homme aspire à se joindre à lui et peut y parvenir en l’acquérant,
par l’achèvement de son désir.
Agamben note sur ce point
qu’ « il n’est pas facile pour un esprit moderne, habitué à localiser
dans son propre cerveau le processus de la connaissance, de comprendre une
conception de la pensée qui en fait une réalité tout à fait extérieure à
l’homme et à laquelle celui-ci participe à travers ses imaginations propres et
ses désirs propres ». Pas facile, sans doute, et pourtant indispensable,
me semble-t-il. Voilà qui me rappelle ce neurochirurgien affirmant :
« il n’y a pas deux cerveaux semblables », ce dont il tenait compte
dans sa pratique. Qu’est-ce qui fait donc
la différence sinon une zone sous-estimée par l’évolution
scientifique : intellect acquis, esprit, psychisme, autre(s) ?
Pour Averroès, un « intellect acquis »
résulte de l’instant éphémère de la jonction
entre intellect en puissance et intellect séparé. « Cette idée-là, d’acquisition mentale, précise
Jean-Baptiste Brenet, est un concept arabe […] et cet intellect acquis constitue l’état ultime
de notre intelligence ».
Nous voici donc, à partir d’Averroès
en présence de quatre notions : le
fantasme d’amour produit par la forme vue ; l’intellect matériel ou
potentiel lieu d’inscription du
fantasme; l’intellect agent, séparé,
vers lequel tend l’intellect potentiel
et l’intellect acquis dès lors qu’il
a pu se joindre à l’intellect agent.
La façon dont ces notions
s’articulent les unes aux autres fait tout l’intérêt de « L’intellect
d’amour ».
C’est l’imagination qui est motrice
dans la métamorphose en fantasme amoureux et désirant de l’image vue, fantasme
qui anime l’intellect matériel ou potentiel. Aucun fantasme n’intervenant, celui-ci n’est que
ténèbres mais ayant la perception de son obscurité, il a aussi celle de la
lumière vers laquelle il tend, l’obscurité étant selon Cavalcanti et Averroès
comme la couleur de la puissance. L’inspirateur de ce point de vue est, selon
Giorgio Agamben, Alfarabi qui écrit dans
le « De intellectu et intellecto » : « La nature des
ténèbres, c’est l’illumination en puissance ou la privation de l’illumination
en acte ; en revanche, la nature de l’illumination, c’est une irradiation
du fait de la présence de la lumière ».
Donc l’imagination joue ici le rôle
essentiel, un rôle moteur d’animation de l’intellect en puissance. Averroès
souligne dans son commentaire du « De anima » d’Aristote la quasi analogie de l’imagination et du désir
aussi bien que de l’intellect et du désir, de sorte qu’il peut écrire aussi
bien « ymaginatio aut desiderium » que « intellectus aut ymaginatio »
et affirmer « alors l’intellect désirera » (« tunc desiderabit
intellectus »).
Voici donc l’intellect en puissance,
animé par le fantasme en train de tendre via cet « intellect
d’amour » ainsi formulé par Dante, vers l’intellect agent, intellect
séparé avec lequel son désir appelle la jonction.
C’est Jean-Baptiste Brenet qui a
consacré de nombreuses études à cette question et montré le rôle décisif du
désir et de la volonté dans l’acquisition de l’intellection par les individus
car selon Averroès, si le désir s’accompagne de la « cogitatio », il
devient volonté.
« L’intellect acquis »
(intellectus adeptus) provient des traductions latines d’Alfarabi et, dit
Agamben « désigne le stade ultime de l’intellection humaine dans lequel
l’intellect séparé, intellect agent illumine l’intellect potentiel […] –pour le
temps précaire que dure l’acte d’intelligence- et « nous avons
« acquis » et « fait nôtre » « l’intellection ».
Averroès considère que « le rapport de l’intellect agent à l’intellect
matériel est comme le rapport de la lumière au diaphane et le rapport des
formes matérielles à cet intellect est comme celui de la couleur au
diaphane. » Donc on peut penser :
forme vue /couleur> intellect en puissance (fantasme amoureux/imagination/
cogitation/ diaphane)>jonction avec l’intellect agent/ illumination
éphémère>intellect acquis
Voilà donc articulées très
modestement et de façon sans doute incomplète étant donnée la consistance du
corpus embrassé les quatre notions d’Averroès, ci dessus énoncées.
Mais l’illumination née de la
jonction avec l’intellect agent consume l’image et Jean Baptiste Brenet
consacre à cette consomption une partie de son texte, deuxième volet du
dyptique, intitulé « L’image abolie désirée ». « Pour dire ce
dépassement, écrit-il, Averroès use d’un terme fort l’abolition ». Mais la question est de savoir ce qu’il en est
du corps devenu « tombeau », « corps du fantasme
brûlé » ? Cette question, la psychanalyse la pose aussi ; quid
en effet de la pulsion une fois le fantasme reconnu et dépassé ? Mais la
théorie psychanalytique propose du fantasme une version beaucoup plus
réductrice : souvent dévalorisé, au même titre que l’imagination, le rôle
moteur que lui reconnaît l’averroïsme y est beaucoup moins mis en relief.
A ce qui résulte de l’abolition, Averroès répond en
justifiant l’espèce humaine : il faut que l’universel en résulte. Averroès
considère d’ailleurs d’emblée qu’avec « l’intellectuel séparé » c’est
un principe intellectuel universel et extérieur qui pense en moi quand je
pense : « ça pense en moi »
Quelle sera donc l’issue de la
corruption du fantasme inhérente à la jonction ? Alain de Libera qui a
préfacé le livret, conclut sur cette question de façon plaisante :
« Le phénix connaît la réponse. J’ai oublié la mienne ». Cette image
du phénix n’est pas éloignée de la conclusion de Jean Baptiste Brenet qui propose la belle image d’une
« reprise » : « Dans le corps blanchi du penseur […], le
fantasme s’est aboli, l’indétermination s’avance, les images reviennent. Le
désir reprend » Alain de Libera écrit à ce propos :
« l’iconoclasme - l’image, puis rien – pour que la ronde
(re)commence » En effet, c’est ce que
suggère l’ordre des mots dans le
titre « L’image abolie désirée ».
Agamben, quant à lui, décèle deux
issues différentes pour Cavalcanti et Dante. C’est la mélancolie qui s’est emparée de
Cavalcanti :
« Je vais comme un être sans
vie
qui paraît à qui le regarde
un homme fait de bronze ou de pierre
ou de bois
marchant seulement par artifice
et portant dans le cœur une blessure
signe patent qu’il est mort »
(« Rime »)
Quant à Dante, il a, dit Agamben,
trouvé sa réponse dans l’idée d’Averroès concernant l’ « espèce
humaine » en tant que réceptacle des formes de l’intelligible issues de
l’imagination. Dans « Monarchie I » Dante
écrit : « Puisque la puissance de la pensée ne peut être
intégralement et simultanément actualisée par un seul homme ou une seule
communauté particulière […], il est nécessaire qu’il y ait dans le genre humain
une multitude à travers laquelle la puissance tout entière soit en
acte » ; c’est une pensée politique qui s’exprime là
Et tout au long de cette écriture sur « L’intellect
d’amour », comme à son terme, une idée me revient, de façon récurrente.
Elle m’a été adressée par une amie dans un commentaire : c’est le constat d’un
moine taoïste du VIIIème siècle au soir de sa vie : " il y a trente ans, les montagnes et les rivières étaient des
rivières, puis avec la méditation, j'en vins au point où les montagnes ne sont
plus des montagnes et les rivières plus des rivières, aujourd'hui vieux moine,
alors que je réside dans la quiétude, les montagnes sont à nouveau des
montagnes et les rivières à nouveau des rivières." Un achèvement d’une
forme de méditation, l’avait mené là, dans un retour immédiat à des formes d’où sa pensée avait
pris naissance pour ensuite s’en détourner. Mais il y revient ou elles lui
reviennent dans une sorte de « matérialité » et je me suis rappelé
qu’Averroès est parfois considéré comme matérialiste si toutefois ce mot a un
sens à son époque. Mais il en a certainement un dans la profession de médecin
qu’il exerçait.
La pensée du moine
m’intéresse comme trajet de la forme à la forme par « l’intellect
acquis »,
ce pourrait être un fruit de la « jonction »
et de « l’abolition »: un regard autre sur une matérialité dont il devient
de plus en plus incontestable qu’elle est aussi pourvue d’un intellect :
intelligence de la matière minérale, végétale animale différente, mais non sans
lien avec l’intelligence humaine. Alors, dans un nouveau regard, la réalité, -
au terme de la traversée et de l’abolition d’une vision en laquelle « les
montagnes ne sont plus des montagnes et les rivières plus des
rivières »- « l’intellect acquis », pourrait déboucher sur
les retrouvailles de formes anciennes, revenant dans la réalité qui s’en trouverait
augmentée. « L’intellect
acquis » se fait alors intellect regardeur, contemplateur, dans une autre « jonction » réalisée à ce
stade avec « les choses telles qu’elles sont ». Mais, grâce à un
trajet, elles ont pris la lumière. Un
tel trajet mène alors de la « forme vue », puis fantasmée aux formes
de l’univers regardées, au terme d’une abolition, sous un jour nouveau, aussi
bien dans un retour à leur réalité première pleinement réalisée que dans le
kaléidoscope fluctuant de nos pensées rêveuses qui les rejoignent alors
que nous continuons à cheminer. C’est une voie que dessinent Averroès, avec Afarabi, faisant du fantasme un moteur de la création,
en ce qu’il est creuset où fusionnent intellect et désir, ce que Jean Baptiste
Brenet et Agamben ont su précisément éclairer de leurs deux voix (leurs deux
voies) dans « Intellect d’amour ».
NC