La carte postale. Lettres
Dans
le tourbillon temporel, des événements sont points capitons fixant l’étoffe du
roman. La carte postale arrivée trop tard, les lettres perdues, retrouvées dans
les derniers instants du consul, ainsi qu’une
lettre écrite à Yvonne et non envoyée par le consul en font partie. On
découvre la carte postale au chapitre 1 qui est le premier du roman (2 novembre
1939) et rappelle les événements de l’année précédente (2 novembre 1938). Jacques Laruelle l’a en sa possession parce
que le consul, ivre, l’a glissée sous son oreiller lors d’une visite que lui
ont faite, le consul, Yvonne et Hugh. Jacques Laruelle se la remémore dans son
retour méditatif sur les événements de l’année précédente. Yvonne a
écrit : Chéri, pourquoi suis-je
partie ? Pourquoi m’as-tu laissée partir ? Jacques Laruelle n’en
était pas le destinataire mais il a été l’amant d’Yvonne, qu’il a connue en
tant qu’actrice, avant qu’elle ne rencontre Geoffroy Firmin : il en est
encore amoureux et souffre de sa mort. Cette souffrance est à l’origine des
réminiscences qui sont le sujet du chapitre et s’exprime quand il lit cette
carte qui ne lui était pas adressée. La
carte a été envoyée par Yvonne juste après la séparation. Elle apparaît au
chapitre six donc au centre du récit. Elle est distribuée en chemin au consul,
par un facteur étrange, facétieux messager du destin, qui se manifeste trop
tard pour que soit infléchie la fatalité. Elle a transité par de nombreux pays
avant de parvenir au consul et on peut la lire à ce moment là en son
entier : Chéri, pourquoi suis-je
partie ? Pourquoi m’as-tu laissée partir ? Pense arriver aux U.S.
demain, en Californie dans deux jours. Espère trouver là un mot de toi. Je
t’aime. Y. Un tel message, le consul n’a cessé de l’attendre de 1937 à
1938. Mais il est trop tard. Trop
tard aussi, il se met à lire le paquet de lettres envoyées par Yvonne et laissées pour compte jusque là. On les lui
rend au chapitre 12 au Farolito une cantina de Parian où il pensait retrouver
Yvonne et Hugh dont il s’est séparé quand, sur la place, il se dirigeait vers
la Roue Ferris. C’est un familier du bar, Diosdado(!) qui les a trouvées et les
lui restitue. On
les lit en même temps que lui ; on ne peut que ressentir l’émotion née de
leur beauté et de leur profondeur. Mais le consul ? Il reste
principalement obsédé par son désir de boire encore et encore, n’exprime aucune
émotion. C’est le lecteur du roman qui en est touché. Le décalage ici rappelle
l’image de la despedida dans le second chapitre. Dans
le premier chapitre encore, Jacques Laruelle découvre, à l’intérieur d’un
recueil de pièces élisabéthaines, livre que le consul lui avait prêté à sa
demande et que le propriétaire du cinéma où lui-même l’avait oublié lui rend
dans le café voisin, une lettre écrite par le consul à Yvonne. Cette lettre a
été écrite par le consul juste après leur séparation à Oaxaca. Le consul s’y
livre dans un style d’une grande beauté : « Nuit : et une fois de plus le corps à corps nocturne avec la mort,
la chambre trépidante d’orchestres démoniaques, les bribes de sommeil apeuré,
les voix à la fenêtre, mon nom répété sans cesse avec mépris par des groupes
d’arrivants imaginaires, les clavecins de la ténèbre. » Yvonne n’aura
pas lu cette lettre que Jacques Laruelle découvre un an après.
Comment,
à propos des lettres perdues, de la carte trop tard arrivée ne pas évoquer
Jacques Derrida et sa « Carte Postale » en se demandant si quelque
réminiscence ne s’est pas produite là ? La première partie de l’ouvrage de
Derrida a pour thème central une carte postale perdue non envoyée ou non reçue qui
fait retour à l’homme, que la femme réclame, qu’il lui refuse, une lettre
restée en souffrance, ce qu’il légitime le 10 juin 1977 : « La preuve, mais vivante justement,
qu’une lettre peut toujours ne pas arriver à destination et que donc
jamais elle n’y arrive. Et c’est
bien ainsi, ce n’est pas un malheur, c’est la vie, la vie vivante, battue, la
tragédie, par la vie encore survivante. Pour cela, pour la vie, je dois te
perdre, et me rendre pour toi illisible. J’accepte ».
Lettre qui n’arrive
jamais à destination ? Derrida, dans ses textes est la plupart du temps en
dialogue avec un autre penseur ; ici c’est Lacan pour qui une lettre
arrive toujours à destination, qu’il prend à contrepied. Dans « Au-dessous
du volcan », comme dans « La carte postale », le décalage
temporel creuse encore la séparation. Despedida, « tragédie », dit
Derrida ; mais l’idée de « vie vivante » chez Derrida, atténue
le tragique. Chez Malcolm Lowry, le « trop tard » est
l’irrémédiable prophétie de mort.
Divine Comédie ivre
C’est ainsi que Malcolm
Lowry dans sa préface, expose son projet. « Au- dessous du volcan »
serait « L’Enfer ». «Le
Purgatoire et le Paradis devaient suivre, le protagoniste devenant […]
légèrement meilleur à chaque étape ou plus mauvais selon les opinions ».
Selon le site lesarchivesdeladouleur.wordpress.com « En
1944, le manuscrit a pratiquement été perdu dans un incendie chez Lowry à
Dollarton en Colombie Britannique. Margerie Bonner (la seconde femme de
l’auteur à laquelle il a dédié l’œuvre) a sauvé le roman non terminé, mais
toutes les autres œuvres en progrès de Lowry ont été perdues dans le brasier.
Le manuscrit brûlé s’intitulait In Ballast to the White Sea, et
aurait été le troisième livre d’une trilogie comprenant Au-dessous du
volcan, [puis] une version longue du Caustique lunaire,
[puis] In Ballast. À l’instar de la Divine Comédie
de Dante,
ce devait être l’enfer,
le purgatoire
et le paradis, respectivement. » Cet article
précise que l’importante révision de 1944 atteste que Lowry et Bonner accordent
une attention particulière aux références au feu dans le roman, en particulier
dans le rêve d’Yvonne avant sa mort. Feu de l’enfer. Marguerite Duras se
serait-elle rappelée cet enfer consulaire quand elle écrit « Le
vice-consul », histoire d’un être maudit, violent et souffrant dans la
chaleur de Calcutta, Jean-Marie de H. nommé loin de Lahore où il tirait sur les
lépreux, et dont, à Calcutta, l’histoire se superpose à celle d’une
mendiante ?
Pourtant,
on peut entrevoir, même dans cet « Enfer » du « Dessous du
volcan », quelques aspects du purgatoire et du paradis. C’est le
personnage d’Hugh qui pourrait faire penser au purgatoire dans ses oscillations
entre un idéal de solidarité, son attention portée à Yvonne et au consul, d’une
part et ses lâchetés, ses engagements non tenus, d’autre part. Balance entre le
pire et le meilleur, position intermédiaire comme le chapitre six qui lui est
en grande partie consacré au centre de l’ouvrage. Dans ce chapitre, sa voix
intérieure pèse le pour et le contre de ses actes. Il marchande en quelque
sorte avec cette voix, tentant de mettre en avant ses quelques bonnes actions
mais la voix reste celle d’un juge inexorable : il est velléitaire plutôt
qu’engagé, brillant mais égoïste, il a été Judas quand il a trahi le consul en
séduisant une fois Yvonne. La voix autoaccusatrice ne lui (se) fait aucune
concession, lui rappelant comment, tout récemment, il n’a pas, lui non plus,
porté secours à l’Indien mourant sur le bas côté du chemin. Pourtant,
son idéal est solidaire avec les opprimés et il tente d’aider Yvonne comme le
consul. C’est lui qui est le moins éloigné d’Yvonne au moment où elle meurt. Tout
ce chapitre dessine l’oscillation entre les images du bien et celles du mal.
Juste au centre du roman, il a une place intermédiaire, comme le Purgatoire
dans « La Divine Comédie », entre Enfer et Paradis.
Le
paradis, c’est clairement la voix intérieure d’Yvonne qui l’évoque en pleine
lumière, là où s’expriment tous ses rêves dans un style la plupart du temps
envoûtant. Elle rêve d’une simple cabane sur des terres canadiennes et d’une
vie humble, tranquille, apaisée, amoureuse, avec Geoffroy. Ce rêve est évoqué à
l’imparfait, ce qui baigne les images d’une sorte de flou et de fluidité. Dans
ce paysage rêvé, un sentier « serpentait à
travers la forêt, parmi les framboises couleur saumon et les framboises en
forme de dés et les buissons de mûres sauvages reflétant, par les belles nuits
d’hiver et de gel, un million de lunes. Derrière la maison, il y avait un
cornouiller : deux fois l’an, il se fleurissait d’étoiles blanches. Des
jonquilles et des perce-neige poussaient dans le petit jardin. Il y avait un
grand porche, où ils s’installaient par les matinées de printemps et une jetée
qui allait droit dans l’eau. Cette jetée, ils la bâtiraient eux-mêmes, à marée
basse, enfonçant les pieux un à un dans la berge en pente ". Il
arrive au consul de partager ce rêve d’une vie différente. Ainsi, dans l’arène,
à Tomalin, un moment de grâce se produit et le consul adopte à son tour, le
rêve d’Yvonne alors qu’ils parviennent à se toucher en une furtive étreinte ;
il lui propose de partir « à un
million de kilomètres d’ici, Yvonne, n’importe où, pourvu que ce soit loin.
Loin de tout ceci. Bon Dieu ! Loin de tout ceci dans un ciel sauvage, plein
d’étoiles qui s’allument, et Vénus et la lune d’or à l’aube, et, à midi, des
montagnes bleues avec de la neige, et de l’eau bleue, pure et froide-« le penses-tu
vraiment ? » -« Si, je le
pense ! » L’Eden donc …Sa possibilité pourtant
rendue impossible, se dessine aussi aux yeux du lecteur, dans la beauté et la
lumière des lettres qu’elle a adressées au consul et qu’il ne lit que peu avant
sa mort : « Tu es né pour
marcher dans la lumière. Tu as piqué une tête du haut de la candeur céleste et
tu patauges dans un élément étranger. Tu te crois perdu mais il n’en est rien
car les esprits de lumière t’aideront et te porteront là-haut en dépit de
toi-même et par delà toute résistance que tu puisses opposer »
Dans
la réalité, Malcolm Lowry a
partiellement réalisé ce rêve avec Margerie Bonner, sa seconde femme épousée en
1941, une fois prononcé son divorce d'avec Jan Gabrial. Ils s’installent en
1941dans la banlieue deVancouver, occupent une baraque près de Dollarton,
au bord de la Burrard Inlet, baie connue pour sa beauté. C’est ce cadre
idyllique qu’évoquent les rêves d’Yvonne ainsi que d’autres récits et des
poèmes de Malcolm Lowry. Le couple y travaille en étroite collaboration
jusqu’en 1944, quand l’incendie ravage la cabane et que le manuscrit est sauvé
de justesse. En 1945 1946, le couple part fêter la fin du labeur au Mexique
dans les lieux mêmes où se déroule « Au dessous du volcan ». La
vie de l’auteur évolue ensuite dans une semi errance, des difficultés
financières, l’emprise de l’alcool, la hantise de ne pas renouveler le succès
de « Au-dessous du volcan ». Il meurt le 27juin 1957 dans le village de Ripe,
dans l'East Sussex, à la suite d'une surdose de somnifères
absorbés en état d'ébriété. Les circonstances de sa disparition demeurent
mystérieuses ; au vu de son comportement autodestructeur, l'hypothèse du
suicide ne peut être écartée, et le rôle joué par Margerie lors du décès de son
mari n'a jamais été tout à fait élucidé. Quoi qu'il en soit, l'enquête
diligentée par le coroner,
comme il est de coutume au Royaume Uni en cas de disparition suspecte, a conclu à une mort accidentelle. Dans
la réalité même de la vie de Malcolm Lowry, le paradis n’aura été que
brièvement entrevu. La divine comédie se sera déroulée sous la domination de
l’enfer et un sentiment d’étrangeté naît de ce que la vie de l’auteur aura été
comme hantée par son roman où la mort du consul est à la fois suicidaire et
accidentelle puisqu’il est exécuté par erreur par un policier sans doute
irrégulier.
Les cartouches du scorpion et du
cheval
Les
images du scorpion et du cheval se détachent de façon récurrente sur le fond du
texte comme des cartouches sur un mur égyptien. Ils sont emblèmes de la mort,
du consul pour le scorpion, d’Yvonne pour le cheval.
L’image
du scorpion apparaît dès le premier chapitre au moment où Jacques Laruelle
visite une chapelle en ruine, dans le palais de Maximilien, « chapelle disloquée, puante, fouillis
de mauvaises herbes, les murs croulants, éclaboussés d’urine sur lesquels des
scorpions se tenaient tapis ».
On en rencontre à nouveau au chapitre 6
dans une vision du consul : « Et
le regard proustien polygonal de scorpions imaginaires », puis dans la
réalité au cours de la déambulation d’Yvonne et du consul accréditant la
légende à propos de cet animal : « Le
consul venait de découvrir un scorpion sur le mur. -Alacràn ? dit Yvonne -On dirait un violon -Un drôle d’oiseau, le scorpion. Il
se moque du prêtre comme du pauvre péon…C’est vraiment une créature magnifique.
Ne le tue pas. N’importe comment, il se piquera lui-même pour mourir. Le consul balança sa canne… » Dans
une rêverie d’Yvonne, au chapitre 9, c’est
en tant que constellation qu’il est évoqué. Au
chapitre 12, avant sa mort, le consul se livre à une débauche qu’il se reproche
pourtant, avec une misérable prostituée, dans un lieu glauque et répugnant
alors que, le matin, au moment où Yvonnne et lui, dans leur chambre, tentaient
de se rejoindre charnellement, il a rencontré l’impuissance ; au moment où il se rapproche de la prostituée,
le consul frissonnant remarque « dans
la rigole un scorpion mort ». A
l’instant où le consul va être abattu par un policier dont on ne sait s’il
appartient à une milice, ou à la police régulière, la raison qui lui est donnée
évoque à nouveau l’animal dans un jeu des phonèmes entre espion et
scorpion: « Vous êtes no un
l’escrivion vous êtes l’escopion et nous fousillons les escopions au
Méyique ».
Le
cheval, nous le voyons surgir pour la première fois au chapitre 4 : «Un Indien était assis dos au mur, son
grand chapeau à demi rabattu sur la face, reposant dehors au soleil. Son ou un
cheval était attaché près de lui à un arbre et […] Hugh pouvait voir le nombre
sept marqué au fer sur sa croupe. » Il réapparaît au chapitre 7 face
au consul et à Jacques Laruelle qui cheminent près du palais de Maximilien. Ils
se rangent sur le côté pour laisser passer un Indien à cheval « L’homme
chantait gaiement comme pour lui-même. Mais il les salua avec courtoisie comme
pour les remercier. Il semblait sur le point de parler, retenait son petit
cheval-des deux côtés duquel tintaient des sacoches et sur la croupe était
marqué au fer le nombre sept». Au chapitre 8, alors que tous sont en
autobus pour se rendre à l’arène Tomalin, le chauffeur s’arrête car un Indien
gît, peut-être mort, au bord du chemin. Non loin de lui, le cheval marqué du
chiffre 7. Hugh et le consul pensent le reconnaître mais il ne porte plus les
sacoches. Le mystère de ce qui a pu
arriver à l’Indien n’est pas élucidé et personne ne se décide à lui porter
secours, pas même Hugh qui se le reprochera. Lorsqu’ils s’éloignent, ce sont
des policiers qui entourent l’Indien. Dans l’autobus qui repart, les femmes
sont impassibles, muettes. Aucune n’est descendue. Au
chapitre 11, c’est piétinée par le cheval affolé par l’orage qu’Yvonne trouve
la mort : « elle le vit
bien en détail, la selle cliquetante qui glissait sur son dos, même le chiffre
sept marqué au fer sur sa croupe ». Peu de temps auparavant, Yvonne
avait dit qu’il était presque sept heures, heure à laquelle ils pensaient
retrouver le consul au Farolito. A
sept heures carillonnées par l’horloge, au Farolito où le consul est ivre mort
et se débat avec les policiers, qui ont sans doute volé le cheval de l’Indien,
il aperçoit le cheval marqué du chiffre7, va
vers lui, tire sur sa bride et le détache. Le cheval s’élance alors que le tonnerre fait
rage. Le policier tire sur le consul. Le
cheval détaché affolé par l’orage va, dans sa course, piétiner Yvonne à mort.
Ainsi les deux amants meurent-ils au même moment, à la septième heure. Le
nombre 7 est destinal et ainsi que le souligne Maurice Nadeau dans l’avant
–propos, le consul qui a voulu maîtriser les forces secrètes, perçoit les
signes du destin qu’il ne peut éviter et ce cheval, marqué du chiffre 7 ne
croise pas sa route par hasard.
nc
(à suivre)
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